transect urbain 




[PRETEXTE]


« Faire du paysage urbain une chose publique comme le voudraient les politiques de la ville, c'est sans doute commencer par le saisir non comme une chose, mais comme une composition, le produit d'une « artialisation » de l'environnement. Tel est le propos sur lequel les spécialistes du paysage s'accordent. Mais peut-être faut-il faire un pas de plus et décomposer la chose pour le percevoir comme société et comme « administration ». Ce serait une orientation pragmatique plus que critique faisant du paysage urbain le théâtre de l'action, pour le politique et pour le citadin, l'espace de dispute par excellence, aussi bien pour les différents acteurs du « projet urbain » que pour les citadins qui en ont l'usage et le mettent en vue en organisant leurs propres perspectives, individuelles ou conjointes, leurs rencontres avec la ''chose publique''. »
Isaac Josepf, La ville sans qualités

[QUESTIONs]


Qu'est-ce qui constitue l'espace urbain publique ?
Qu'est-ce que constitue le paysage urbain ?
Qu'est-ce qui le compose ?
Quel lien entre environnement esthétique et ordre civique ?
Quels rapports entre les différentes parts de la ville ?


[OUTILS]


Nous empruntons l'hypothèse de travail du transect urbain à l'équipe CRESSON - Centre de recherche sur l'espace sonore et l'environnement urbain comme possibilité d'articulation de ce qui habituellement est séparé, à savoir les objets construits, les éléments naturels, le monde sensible, les pratiques sociales.

L’hypothèse du transect comme outil d’aménagement a été développée par la recherche sur les ambiances urbaines (Tixier, 2012). En intégrant les questions de paysage et d’écologie végétale dans le cadre de ce projet de recherche, il s’agissait de mettre à l’épreuve, tant au sein du collectif de chercheurs que par l’usage de l’outil, un travail collaboratif avec des éléments de méthode partagés, des représentations communes et, de par la spécificité de cette approche, de procéder à une analyse « au fil de la recherche » des apports des disciplines entre elles.

Le terme « transect » désigne pour les géographes « un dispositif d’observation de terrain ou la représentation d’un espace, le long d’un tracé linéaire et selon la dimension verticale, destiné à mettre en évidence une superposition, une succession spatiale ou des relations entre phénomènes » (Marie-Claire Robic, 2005). Appliqué au développement d’un territoire, le transect est une pratique dont les éléments ont été théorisés et mis en application au début du XXe siècle, en particulier par l’urbaniste-botaniste Patrick Geddes en Écosse.

Geddes avait insisté sur le potentiel « synoptique » de la coupe urbaine, c’est-à-dire sur sa capacité à rendre visible des rapports, issus de longues durées historiques et observables dans le présent, qui lient des formes de vie collective humaine à des cadres de géographie physique.

À l’échelle architecturale, la coupe est traditionnellement le mode de représentation statique, technique, voire clinique des données constructives, mais dès qu’elle s’anime en présentant ou en suggérant une synchronie de gestes pratiques, elle gagne en sens puisqu’elle propose une véritable ouverture vers le récit (vers une multiplicité de récits possibles). Ainsi en est-il, pour ne citer que deux exemples architecturaux remarquables, les coupes et les coupes-maquettes de l’opéra Garnier au XIXe siècle, et plus récemment les nombreuses coupes et coupes- maquettes de l’agence Rogers Stirk Harbour + Partners exposées à Paris au Centre Pompidou où on peut clairement lire les articulations programmatiques et en creux les continuités et contiguïtés narratives. À l’échelle paysagère, elle est, plus récemment, mais déjà couramment, le mode de représentation des géologues, géographes et paysagistes.

L'utilisation que Geddes fait de cette projection graphique visait par ailleurs à faire rencontrer des perspectives disciplinaires différentes dans une seule et même représentation visuelle. Cela explique sans doute que, depuis les mêmes années, il s’esquisse une rencontre entre les conventions graphiques et culturelles de la coupe architecturale et celles du transect, pratiqué dans les domaines de la géographie humaine et des sciences de la vie. La reprise de la célèbre Valley Section, imaginée par Patrick Geddes cinquante ans plus tôt, par Team X, issue à son tour des travaux géographiques de Humboldt ouvre la possibilité d’une hybridation des deux genres au service du projet architectural et urbain qui, jusqu’à ce jour, reste peu développée.


Section de la surface terrestre 1841 Alexander von Humboldt et The Valley Plan of Civilization 1909 de Patrick Geddes
C’est bien ce potentiel métonymique de la coupe qui permet d’inscrire en filigrane dans une représentation graphique et statique les récits de vie autant que les perceptions d’ambiances. La coupe n’implique pas de dominante disciplinaire ni d’exhaustivité des données pour un lieu ; bien au contraire, elle sélectionne tout ce qui se trouve sur son fil et autorise, précisément, les rencontres entre les dimensions architecturales, sensibles et sociales, entre ce qui relève du privé et ce qui relève du public, entre le mobile et le construit, etc. Et, si on prend un peu du recul, elle peut permettre la lecture des strates historiques autant que des répartitions programmatiques. Cette dimension verticale et cheminatoire permet d’échapper aux logiques de zonage et d’articuler de nombreuses couches programmatiques déjà fortement présentes dans toutes villes. Les éléments de récits et d’analyse disposés le long de la coupe dialoguent entre eux par des mises en regard réciproques et par leur adhérence au contexte.

Technique de représentation autant que pratique de terrain, le transect est aujourd’hui revisité. Pour nous, il se présente comme un dispositif hybride entre la coupe technique et le parcours sensible : il se construit par le dessin, la photo, la mesure, le texte ou la vidéo, autant qu’il se pratique in situ, par la perception, la parole, la déambulation, en général par la marche. Réhabilitant de fait la dimension atmosphérique dans les représentations urbaines, rendant possible l’inscription de récits habitants dans les débats spécialisés entre disciplines, le transect devient un outil d’interrogation et d’expression de l’espace sensible et des pratiques vécues.

Comme tel, le transect permet d’articuler deux postures habituellement dissociées, celles de l’analyse et de la fabrication. Il emprunte à l’inventaire sa capacité à repérer et collecter les situations singulières ou génériques, renvoie directement aux atlas mnemosynes d’Aby Warburg et au paradigme indiciaire de Carlos Ginzburg, où le passage du plan à la coupe permet de déployer l'espace urbain dans son épaisseur sociale, environnementale, historique. Représentations graphiques, récits de vie, perceptions d’ambiance... Le transect devient un espace de travail partageable et amendable entre les acteurs du territoire, de l’habitant à l’expert en passant par le décideur et le concepteur. En termes deleuziens, nous en faisons le symbole d’une approche de la ville « par le milieu ».


Aby Warburg, Atlas Mnemosyne



Entre le grand récit, historique, d’une ville et les micro-récits, pragmatiques, de l’usage, le transect devient un instrument de narration idéal pour penser les ambiances urbaines comme pour inscrire le projet dans une tension entre héritage et fiction.


Le premier transect est dessiné par Alexander Von Humboldt en 1793. Le dessin est une coupe au travers l'Amérique du Sud, de l’Atlantique au Pacifique, avec des annotations concernant la surface de la terre mais aussi ce qu'il pourrait y avoir en dessus et les conditions atmosphériques.
Le transect naturel repris du travail de Ian McHarg, Design with Nature de 1963, est une illustration des écosystemes naturaux. Son systhème analytique et opérationnel ne prend malheureusement pas en compte l'habitat humain.
Les travaux de Matthew Rangel révèlent comment les êtres humains façonnent et expérimentent le paysage, montrant le contraste entre la segmentation d’un territoire sous différentes formes de propriétés et ses caractéristiques naturelles.
Les nonsites (« non-sites ») de Robert Smithson, réalisés à partir de 1968, répondent à la problématique du lieu de l'art soulevé par les artistes apparentés au land art. Constitués par des rochers trouvés lors de ses pèlerinages dans des paysages anthropiques et rassemblés à l'intérieur de bacs géométriques destinés à être exposés, les nonsites, « annexés » par des photographies, des cartes géographiques et autres installations hybrides, investissent un no man's land – ce que l'artiste nomme son « truc va-et-vient » entre espaces d'atelier, plein air et lieux d'exposition. Ces travaux répondent dès lors à une tension dialectique qui met en jeu contenant et contenu de l'œuvre, deuxième et troisième dimensions, nature et culture et, inévitablement, temps et espace.





[BIBLIOGRAPHIE]

  • Laure Brayer, Dispositifs filmiques et paysage urbain. La transformation ordinaire des lieux à travers le film. Thèse Université Grenoble Alpes. CRESSON-ENSAG-CCA, 2014, 514 p. Dir. Thibaud Jean-Paul, Tixier Nicolas.
  • Francesco Careri, Walkscapes : la marche comme pratique esthétique, Ed. Jacqueline Chambon,
  • Thierry Davila, Marcher, Créer, Déplacements, flâneries, dérives dans l’art de la fin du XXe siècle. Paris, Regard, 2002
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  • Federico Ferretti, « Aux origines de l’aménagement régional : le schéma de la Valley Section de Patrick Geddes (1925) », dans M@ppemonde, n°108, 2012. En ligne,
    http://mappemonde.mgm.fr/num36/articles/art12405.html.
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  • Michèle Grosjean, Jean-Paul Thibaud (dir.), L’espace urbain en méthodes. Marseille, Parenthèses, 2001
  • Eugène Hénard, Études sur l’architecture et les transformations de Paris & autres écrits sur l’architecture et l’urbanisme, Paris, La Villette, 2013 [Édition originale en fascicules 1902-1909],
  • Tim Ingold, « The Temporality of the Landscape », p. 24-174, in World Archaeology 25(2), 1993.
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  • En ligne :
  • https://transect.org/index.html
    http://dtransect.jeb-project.net




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