[texte] Bernard Stiegler & Catherine Geel, Quand s’usent les usages, un design de la responsablité ?



Bernard Stiegler, entretien avec Catherine Geel, Quand s’usent les usages, un design de la responsablité ?, Azimut n°24, 2004 et re-édité dans Azimuts, nº 36, Une anthologie. A reader, 2011, esadse/Cité du Design, p. 243-262.

Dans cet entretien avec l'historienne du design Catherine Geel , le philosophe Bernard Stiegler reprend sa critique de la société industrielle qui oppose producteur et consommateur, parle de ce qui se perd entre la pratique (expérience) et l’usage (conditionnement), de la nécessité de définir un nouveau modèle industriel, notamment pour les appareils numériques, et de ramener le design du côté des savoir-faire et non du capital, de la figure de l’amateur plutôt que de celle du consommateur.

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Catherine Geel: Nous considérons ici le design comme un objet issu de l’histoire de la technologie. Il y a l’objet design, de grande consommation, conçu et envisagé en termes de production industrielle et l’objet de design, dit «culturel», dont l’impact est évalué, le plus souvent, en termes d’image. Ils se complètent, s’entremêlent, de l’expérimentation de l’esthétique ou du sensible, au conditionnement esthétique et nous tenterons de les garder ensemble. Comment, aujourd’hui, placez-vous ce mot «design», qui a une vie médiatique et polysémique, dans la vision historique et philosophique que vous tressez de l’industrialisation et des technologies? Comment le liez-vous à la vision hyperindustrielle de la société que vous développez dans la série d’ouvrages1 que vous êtes en train de rédiger?

Bernard Stiegler: Je pense que la question du design n’advient qu’à partir du moment où l’on décide de faire des objets nouveaux qui ne sont pas reçus de la tradition et de les socialiser. Pendant des centaines de milliers d’années, l’homme a fait des objets sans décider de les faire. Il était pris dans des mécanismes traditionnels et quasiment inconscients de production d’objets, sur lesquels il n’avait pas de réflexion explicite et thématique quant à leur évolution d’ensemble et quant à leur pratique (les objets étaient les productions et les supports de pratiques de singularités). Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y avait aucune réflexion. Un artisan qui travaille un objet réfléchit, mais dans les limites d’un concept qu’il reçoit d’une tradition. Les pratiques s’inventaient au fil du temps: elles n’étaient pas prescrites par des modes d’emploi ou des campagnes publicitaires, elles-mêmes préparées par des études de marketing. À partir de la Révolution industrielle, avec l’apparition quotidienne d’objets nouveaux sur le marché, se pose le problème de leur socialisation, c’est-à-dire de leur adoption par ce que l’on n’appelle pas encore «le client». Ce n’est cependant pas encore le design, mais on parle assez tôt d’art industriel, comme le fait dire Flaubert au sieur Arnoux de L’Éducation sentimentale. Ce n’est qu’à partir du xxe siècle que l’on va véritablement raisonner en termes de design et instruire une réflexion systématique sur l’objet, sur son esthétique fonctionnelle et sur son esthétique figurative, pour reprendre deux concepts de Leroi-Gourhan2. On va créer des bureaux d’étude, travailler sur le plan proprement fonctionnel, se poser des questions de design industriel, qui sont celles de l’esthétique fonctionnelle et que l’on ne peut sans doute pas totalement isoler de l’esthétique figurative. Apparaît également un design figuratif à proprement parler. Or, je tends de plus en plus à penser qu’au cours de cette évolution, que je schématise évidemment ici à outrance, se produit une transformation qui est restée jusqu’à présent inaperçue. Depuis l’apparition des médias de masse s’accomplit une évolution de l’expérience sensible vers le conditionnement esthétique, qui a lui-même pour but de capter, canaliser et standardiser la libido des consommateurs, au risque de détruire celle-ci et je suis sûr aujourd’hui que c’est ce qui se produit avec la crise de la consommation3que l’on voit venir. L’objet, qui posait des questions de pratiques, devient de plus en plus un objet qui pose des questions d’usage. On ne va plus parler de pratiques des objets, c’est-à-dire de savoir-faire instrumentaux, mais d’usages des objets et d’utilisateurs ou d’usagers, en particulier pour les appareils et pour les services. Or, un objet que l’on pratique ouvre un champ de savoir-faire par lequel le praticien est lui-même transformé: ses savoir-faire, eux-mêmes ouverts de manière indéterminée et singulière, explorent des possibles et s’inscrivent en général dans une sorte de discipline ou de fidélité à l’objet – mais cette pratique suppose une stabilité et une durabilité de l’objet peu compatible, en apparence, avec la consommation et l’obsolescence qu’elle signifie. Tous les objets ne sont certes pas des supports possibles de pratiques. Certains objets pratiqués par les uns sont utilisés par les autres: ainsi du marteau que j’utilise, mais que le chaudronnier ou le sculpteur pratiquent. Un objet peut également avoir une fonction utile et en cela d’usage dans un autre objet qui est pratique: ainsi du marteau du piano, qui est pratiqué comme instrument et non utilisé comme objet ou comme outil, ce que sont cependant les marteaux qui le composent. De nos jours, l’industrie produit de plus en plus d’appareils4, qui appelleraient des pratiques: ils ne sont pas simplement des outils ou des objets, ce sont presque des instruments, mais dont on réduit pourtant, bien à tort, la socialisation à des usages. C’est particulièrement vrai pour ce que j’appelle les technologies spirituelles, qui rassemblent technologies cognitives et technologies culturelles. Mais c’est aussi vrai pour beaucoup d’autres choses. Il y a plus d’objets qu’on ne l’imagine qui peuvent supporter des pratiques, comme le marteau, alors que nous ne les connaissons que sous l’angle d’un usage souvent pauvre et exclusivement utilitaire ou gadgétisé. Le gadget est l’ersatz de ce défaut de pratique, il fournit l’objet inutile, ne constitue en rien un support de pratiques et en cela, est essentiellement frustrant. Il est l’objet de la con­sommation par excellence: l’objet vain. Et il pollue de toute évidence la question de l’objet artistique. À cet égard, votre question quant à l’objet de design passe par lui: il en est le triste envers.

[...]

«Les designers sont souvent aujourd’hui dans une espèce de dilemme entre motivations esthétiques et la nécessité d’inscrire ce travail dans le monde industriel. Ils sont donc au cœur de la crise politique, de ce que j’appelle « la misère symbolique ». Du coup, ils n’auront sans doute pas d’autre issue que de politiser leur réflexion. Ce qui ne veut pas dire devenir un designer de droite ou de gauche, mais réfléchir à l’intérieur d’une pensée du système social soustendue par un acte comme le design. Je crois qu’ils doivent réfléchir aujourd’hui aux pratiques et pas simplement aux pratiques de production et critiquer radicalement le concept d’usage et plus encore de consommation.»


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