direction: Andrej Tarkovsky
avec: Alisa Frejndlikh, Anatoli Solonitsin, Aleksandr Kajdanovsky, Nikolai Grinko, Natalia Abramova
année: 1979
pays du film:Union Sovietique
durée: 2h 36m
Stalker - La Zone - un espace anachronique ouvert par Andrei Tarkovski
« la zone est peut-être un système très complexe de pièges… je ne sais pas ce qui s’y passe en l’absence de l’homme, mais à peine arrive quelqu’un que tout se met en branle, la zone est exactement comme nous l’avons créée nous-mêmes, comme notre état d’âme, je ne sais pas ce qui se passe, ça ne dépend pas de la zone, ça dépend de nous. »
andrei tarkovski, 1979
« Stalker présente l’histoire d’un ‘passeur’ clandestin qui propose à ses clients de les mener au coeur d’une Zone mystérieuse où ils trouveront la ‘chambre des désirs’. Là, leurs voeux se réaliseront, mais auparavant ils auront dû éviter de multiples pièges. Le Stalker (de l’anglais to stalk : avancer furtivement) y emmène un écrivain et un physicien. Ceux-ci, indécis et révélés à eux-mêmes, refusent cependant d’entrer dans cette chambre au bout de leur voyage. Sans doute n’ont-ils en fait pas compris que cette Zone était surtout intérieure, construite selon un espace de la foi plutôt que suivant les principes de la géométrie euclidienne. »
Antoine De Baecque, Andrei Tarkovski (Cahiers du Cinéma, 1989)
La Zone, signifiant ceinture en Latin, se définit généralement comme une surface quelconque, une portion de territoire. Mais le terme Zone possède également une valeur militaire désignant les portions de territoire placées respectivement sous le contrôle de l’autorité militaire ou civile.
Une zone est généralement un espace situé à la limite d’une ville, c’est la ceinture de la ville, souvent caractérisée par la misère de son habitat. Or, dans le film de Tarkovski, la Zone est en plein centre (de la ville comme des esprits); c’est l’endroit où l’on veut se rendre. Ce n’est pas un endroit de passage, un espace quelconque, mais un lieu d’aboutissement désiré et interdit, l’épicentre de la chute d’un météorite, dit-on.
Généralement la zone est un lieu d’attente où rien ne se passe et rien ne se produit. C’est simplement un endroit où le temps s’épuise, qui n’a pas d’autre finalité que cela, et l’homme attend un événement dans la zone pour éviter que le temps s’épuise et pour essayer de lutter contre l’écoulement de celui-ci.
On prétend de plus, qu’au centre de la Zone se trouve ‘la chambre des désirs’ où les souhaits les plus secrets se réaliseraient. Nous pouvons ici, nous trouver face à une croyance naïve de la société au miracle, un réel besoin de miracle à une époque privée de religion et d’éthique. La Zone serait ce lieu où s’accomplit le miracle, le renouveau moral.
Tarkovski offre au spectateur des informations sur la Zone dont la déclaration liminaire du professeur Wolles, prix Nobel, dans un souci d’authenticité et de crédibilité. Le spectateur est forcé d’admettre les propos d’un prix Nobel et le film débute alors que nous sommes persuadés de l’existence de cette Zone.« Qu’est-ce que c’était?
La chute d’un météorite?
La visite des habitants de l’abîme cosmique?
Ca ou autre chose dans notre petit pays s’était produit.
Le miracle des miracles : la Zone.
On y envoya des troupes. Elles ne revinrent pas.
On encercla la Zone de cordons de police. Et on fit bien...
Enfin, je n’en sais rien. »
La Zone représente pour le Stalker le lieu sacré, l’église dont ‘la chambre des désirs’ serait le Dieu, et où la foi se manifesterait sous forme de miracles.
Dans un entretien avec Aldo Tassone accordé en juillet 1980, Andrei Tarkovski parle de ‘la chambre des désirs’:
« Chez les frères Strougatski (qui sont les auteurs de roman dont est tiré Stalker), les désirs y étaient effectivement réalisés, alors que dans le scénario cela reste une énigme. On ne sait pas si c’est vrai ou si c’est la fantaisie du Stalker; et à moi, comme auteur du film, cela m’est plutôt égal. Il me semble que c’est bien si tout cela relève de sa fantaisie, que cela n’affecte pas du tout l’idée. Ce qui importe c’est que les deux voyageurs ne pénètrent pas dans la pièce. »
Antoine De Baecque précise cette réflexion en indiquant que dans les films de Tarkovski « c’est dans la matière, dans la boue, la glaise, le cloaque que s’inscrivent et se vivent les expériences spirituelles. Ainsi lorsque, dans Stalker, les trois personnages font halte, le professeur - celui qui reste le plus fermé à la croyance - s’allonge sur une pierre sèche et dure, l’écrivain, plus ouvert à la foi, sur une mousse douce et humide, tandis que le Stalker, porté par la croyance, s’étend dans la glaise en communion parfaite avec la terre mêlée d’eau. »
S’établit donc un dégradé de spiritualité; la science, l’art et la foi vont tous trois être confrontés à la Zone.
La seule et unique manifestation de la Zone se produit presque dès leur entrée, lorsque l’écrivain veut se rendre directement dans la chambre, sans suivre le long chemin indiqué par le Stalker. Le vent se lève et nous entendons une voix prononcer: «Halte! Ne bougez pas.» Mise à part cette courte phrase, qui pourrait tout aussi bien être la voix intérieure de l’écrivain, nous n’avons aucune preuve des pouvoirs de la Zone. Si ce n’est que le Stalker et Andrei Tarkovski, par leur mise en scène respective, nous manipulent tous deux.
«elle laisse passer ceux qui n’ont plus aucun espoir, ni les bons ni les mauvais mais les malheureux.»
La peur que l’on a dans la Zone et la peur que l’on a de la Zone ne sont que les transpositions d’une peur beaucoup plus intime et propre à chacun, la peur que l’on à de soi-même. La sécurité du voyage dépendra donc des dispositions intérieures de l’individu. Si ses désirs sont sincères il ne craint rien.
Objectivement, rien ne distingue la Zone d’un paysage quelconque. C’est le Stalker qui crée la Zone d’un point de vue spirituel et qui en fait un réceptacle du sacré. Et c’est également lui qui transmet la peur aux voyageurs qu’il accompagne. Sans ses multiples recommandations, chaque individu déambulerait dans les paysages de la Zone comme dans n’importe quel autre.
Le Stalker deviendrait donc une sorte de ‘faussaire’, selon les termes de Deleuze qui décrit ce nouveau type de personnage de cinéma de la manière suivante : « On pourrait tout résumer en disant que le faussaire devient le personnage même du cinéma : non plus le criminel, le cow-boy, l’homme psycho-social, le héros historique, le détenteur de pouvoir, etc., comme dans l’image-action, mais le faussaire pur et simple, au détriment de toute action. Le faussaire pouvait exister naguère sous une forme déterminée, menteur ou traître, mais il prend maintenant une figure illimitée qui imprègne tout le film. A la fois il est l’homme des descriptions pures, et fabrique l’image-cristal, l’indiscernabilité du réel et de l’imaginaire; il passe dans le cristal, et fait voir l’image-temps directe; il suscite les alternatives indécidables, les différences inexplicables entre le vrai et le faux, et par là même impose une puissance du faux comme adéquate au temps, par opposition à toute forme du vrai qui disciplinerait le temps. » Le Stalker est donc ce personnage au travers duquel il est impossible de discerner le réel de l’imaginaire, et c’est aussi en raison de sa condition de ‘faussaire’ que le temps du film n’est pas discipliné et que présent et passé s’affrontent et se confondent.
Et les derniers mots du Stalker effondré dans son lit sont : « Personne ne croit, pas seulement ces deux là. Qui vais-je emmener là bas? O seigneur, le plus terrible c’est que personne n’en a besoin de cette chambre. »
Dans L’Image-Temps, Gilles Deleuze parle de Tarkovski en ces termes : « Tarkovski dit que l’essentiel, c’est la manière dont le temps s’écoule dans le plan, sa tension ou sa raréfaction, « la pression du temps dans le plan ». Il a l’air de s’inscrire ainsi dans l’alternative classique, plan ou montage, et d’opter vigoureusement pour le plan (« la figure cinématographique n’existe qu’à l’intérieur du plan »). Mais ce n’est qu’une apparence puisque la force ou pression de temps sort des limites du plan, et que le montage lui-même opère et vit dans le temps. »
Tarkovski dit également : « Le temps au cinéma devient la base des bases, comme le son dans la musique, la couleur dans la peinture. »
Si on sait que la durée du film est de 142 plans et non de 161 minutes, nous n’avons aucune indication sur la durée du temps dans le film, au sein de la diegèse. Quelle est la durée du voyage des trois hommes dans la Zone? Une ou plusieurs journées, une ou plusieurs semaines? Nous ne le savons pas.
La Zone serait donc un espace anachronique. La seule valeur de temps serait un temps de l’avant, de l’espoir et de l’avènement consistant à trouver ‘la chambre des désirs’. Avoir foi en quelque chose c’est précisément se situer dans le temps de l’espoir.
Voici ce qu’écrit Gilles Deleuze dans L’Image-Temps : « En découle un nouveau statut de la narration : la narration cesse d’être véridique, c’est à dire de prétendre au vrai, pour se faire essentiellement falsifiante. (...) C’est une puissance du faux qui remplace et détrône la force du vrai, parce qu’elle pose la simultanéité de présents incompossibles, ou la coexistence de passés non-nécessairement vrais. (...) L’homme véridique meurt, tout modèle de vérité s’écroule, au profit de la nouvelle narration. » Cette idée s’applique parfaitement à la conception du temps de Tarkovski et plus précisément à celle de Stalker. Les temps du film sont mêlés, nous sommes sans cesse entre le temps de l’avant et le temps de l’après sans pouvoir de manière distincte placer des repères. Il est donc possible de constater, comme l’indique Deleuze, que la vérité disparaît du récit, que la narration devient confuse, dans le sens où les repères spatio-temporels sont brouillés et où il est impossible de distinguer la vérité du mensonge (est-ce que la Zone et la ‘chambre des désirs’ existent vraiment?).
Le brouillage se fait alors total car si l’unité de mesure du temps n’est plus la seconde mais le plan, l’unité de mesure du voyage n’est pas la durée mais la forme de l’errance elle-même. En effet les seules indications fournies par Tarkovski pour mesurer le temps du voyage sont les marches, les pauses, les repos, les hésitations. L’échelle temporelle de la Zone est fournie par les correspondances entre ces éléments et les plans. Une pause est égale à un plan, et ainsi de suite.
Par la longueur et la lenteur des plans, par le fait de ramener toute chose à son origine, Tarkovski emprunte à la temporalité religieuse sa conception du temps. En ‘sculptant’ le temps, Tarkovski réalise un acte de foi.
Voici quelques unes des déclarations qu’Andrei Tarkovski a pu faire à propos de Stalker et, plus précisément, concernant la représentation et la symbolique de la Zone:
« Quel est le thème central de Stalker? D’une manière générale c’est celui de la dignité de l’homme et de l’homme qui souffre de son manque de dignité. »
« On m’a souvent demandé ce que signifiait la Zone, ce qu’elle symbolisait et on m’avançait les suppositions les plus invraisemblables. Je deviens fou de rage et de désespoir quand j’entends ce genre de questions. La Zone ne symbolise rien, pas plus d’ailleurs que quoi que ce soit dans mes films. La Zone c’est la Zone. La Zone c’est la vie. Et l’homme qui passe au travers se brise ou tient bon. Tout dépend du sentiment qu’il a de sa propre dignité, et de sa capacité à discerner l’essentiel de ce qui ne l’est pas. »
La Zone n’existerait donc pas. Elle serait, du moins, une pure invention du Stalker qui en aurait fait son « monde vrai », et c’est par le biais de celui-ci que sa propre existence trouverait un sens. Qu’importe. Il reste que le Stalker possède la foi grâce à la Zone, et qu’il pénètre en elle comme dans l’enceinte d’un temple sacré. Si la Zone possède un quelconque pouvoir, cela est du au Stalker, qui s’investit corps et âme en elle. Ce fait débouche donc sur une double finalité : La Zone existe grâce au Stalker et le Stalker existe grâce la Zone.
« On m’a très souvent demandé ce que représentait la Zone. Il n’y a qu’une seule réponse à donner : la Zone n’existe pas. C’est le Stalker lui-même qui a inventé sa Zone. Il l’a créée pour pouvoir y emmener quelques personnes très malheureuses, et leur imposer l’idée d’un espoir. La chambre des désirs est également une création du Stalker, une provocation de plus face au monde matériel. Cette provocation, construite dans l’esprit du Stalker, correspond à un acte de foi. »