La publication originale de l'article de Robert Smithson dans le Artforum de décembre 1967.

A Tour to the Monuments of Passaic - Robert Smithson



earthworks

« la suburb envelope les grandes villes et disloque la « campagne ». suburb signifie littéralement « ville de dessous » (city below) ; c’est un abîme circulaire entre ville et campagne, un endroit où les constructions semblent d’évanouir de notre vue, se dissoudre dans des babels ou des limbes rampantes. Chaque site glisse vers l’absence. Une immense entité négative et amorphe supplante le centre qu’est la ville et envahit la campagne. Depuis les montagnes usées du nord du New jersey jusqu’aux skylines de carte postale de Manhattan, la variété prodigieuse des « lotissements » irradie en une atmosphère vaporeuse de cubes éparpillés. Le paysage s’efface sous des expansions et des contractions sidérales »

« a museum of language in the vivinity of art », in Collected Writings, traduit dans Le paysage entropique

L’état suburbain de New Jersey est le territoire sur lequel Robert Smithson et sa femme Nancy Holt, qui ont tous les 2 grandi là-bas avant de s’installer définitivement au cœur de NY, commencent, dès 1965, à mener un sortes d’opérations de reconnaissance, attirés par les sites les plus désolés, les plus mornes et les plus «dénaturés» de cette vaste « banlieue spectrale » : aires de parking vides, zones industrielles en déshérence, carrières abandonnées, chantiers en souffrance, etc. 

D’autres artistes, comme Donald Judd, Carl André, Robert Morris ou Claes Oldenburg se joindront parfois à ces excursions suburbaines que Smithson, dans un premier, temps, se contente de documenter, par des cartes, de simple photogrammes, des notes inédites ou des débris ramassées sur place. De ces matériaux accumulés, complétés et réélaborés sortiront les premiers non-sites de 1968 ; mais auparavant, c’est surtout dans des textes écrits pas Smithson que s’expose cette forme inédite de tourisme à travers lequelle l’artiste se change, selon son propre terme, en site-seer.

En décembre 1969, Smithson va publier « A Tour to the Monuments of Passaic, New Jersey ». Dans ce texte accompagné de 8 illustrations (une coupure de journal, six photographies prises sur place, et un extrait de carte en négatif), il se met en scène en visiteur solitaire d’un morceau de territoire où la banalité des banlieues dortoirs le dissoute à la désolation des zones résiduelles de l’ère machiniste, dévastées par les chantiers d’infrastructures ; un visiteur lui-même assez distant, vaguement spectral, et dont la manière d’ausculter les états d’âme du paysage semble tenir du procédé «Instamatic» grâce auquel son appareil en photographie, l’un après l’autre, les monuments paradoxaux.

Smithson part à Passaic, sa ville natale, le 30 septembre 1967 en bus avec son Kodak Instamatic, appareil photo vendu à des millions d’exemplaires. Ce modèle avait l’avantage d’avoir un prix bas et de produire des photographies de qualité, c’est un objet assez populaire, accessible mais aussi facilement transportable.

Il faut effectivement préciser que la quête de Robert Smithson s’est faite sans trop de réflexion préalable, un peu comme un roman de Jack Kerouac qu’il a lui-même rencontré grâce à Dick Bellamy où les personnages vagabondent de ville en ville d’abord sans raison particulière, puis, au fur et à mesure de l’intrigue, la quête spirituelle apparaît. Smithson s’insère dans ce type de démarche où la fuite vers sa ville d’enfance semble apparaître en corrélation avec ses interrogations spirituelles et philosophiques. Il cherche dans le monde et dans l’environnement quelque chose, une preuve de l’existence de phénomènes et la résultante de ces phénomènes qui appartient à l’agissement et à l’action de l’homme. Il y a bien entendu l’idée du site/non-site où la nature devient lieu de présentation et de représentation mais le phénomène d’errance est sans doute plus à privilégier.

Le texte du « A Tour to the Monuments of Passaic » respecte formellement la règle littéraire des trois unités (temps, lieu, action), et se présente comme un procès-verbal de ce que l’auteur se souvient avoir fait, vu et songé au cours de cette journée. Toutefois, malgré sa continuité apparente, le récit installe d’emblée une grande distance entre la grande ville et la zone suburbaine. Le trajet effectué en bus n’est pas une occasion pour décrire le paysage traversé, mais un instant de déconnexion, d’autisme, dans lequel la faille s’installe et Smithson est absorbé par les deux lectures papillonnantes auxquelles il se livre pendant ce parcours : les pages « Art » du New York Times, puis, peu avant de descendre, les Earthworks de Brian W. Aldiss en format poche acheté à la gare routière. Ces deux lectures, rendues par un télescopage de citations auxquelles des toponymes et des images furtives du parcours viennent se mêler peu à peu, creusent un abîme entre le départ et la destination, et transforment ce simple trajet de banlieue en voyage intérieur. Mais surtout leur « choix » va permettre à l’auteur de situer sa propre démarche de visiteur au croisment de deux références qui, elles aussi, paraissent à priori sidéralement éloignées l’une de l’autre. La première est donnée par le reproduction floue d’une « paysage allégorique » que Smithson extrait du NYT pour la reproduire à son tour et qui, telle quelle, semble frappée d’indécision :

« le ciel avait le gris indéfinissable des papiers journaux, et des nuages, qui ressemblaient à de délicates tâches de sueur, faisaient penser aux aquarelles d’un célèbre peintre yougoslave dont j’ai oublié le nom. Une petite statue au bras droit levé se dressait face à un étang – mais peut-être s’agissait-il d’un nuage de fumée ? – et lançait une bouffée de feuillage dans le ciel. »

par cette première suggestion, Smithson met la visite des « monuments de Passaic » en perspective avec la tradition son seulement picturale, mais littéraire, du voyage pittoresque, « de ces guides du XVIIe siècle qui se présentaient comme les descriptions objectives de tous les monuments majeurs d’une ville, d’une région ou d’un parc, alors qu’ils invitaient en fait leur lecteur à de véritables voyages dans la sensibilité esthétique » (robert hobbs).

La seconde référence, elle, ne vise pas deux cents ans en amont dans l’histoire de l’esthétique, mais deux cents ans en aval dans celle de l’entropie : c’est en effet dans un XXIIe siècle de cauchemar que se situe l’action d’Earthworks, le roman de Brian W. Aldiss que Smithson parcourt avant de descendre à Passaic. 

« Apparemment, le livre évoquait un monde où le sol se serait mis à manquer, et les earthworks renvoyaient à la fabrication industrielle de sols artificiels. »

Cette référence – peut-être à l’origine de l’utilisation que Smithson fera plus tard de ce terme pour désigner ses propres œuvres – introduit dans le récit la dimension de la science-fiction, et assimile le visiteur non plus seulement aux esthètes du pittoresque – tels Uvedale Price ou William Gilpin, que Smithson citera dans son essai sur Olmsted - mais aussi à un aventurier du futur – comme il s’en trouve dans les romans d’anticipation où les films de série B, qui tiennent une place très importante dans la culture de l’artiste.

« ruines à l’envers »

c’est donc un visiteur de l’espace-temps qui débarque soudain à Passaic.

"Le monument était un pont sur le fleuve Passaic, qui reliait le comté de Bergen à celui de Passaic. Le soleil de midi mettait en scène le site, transformant le pont et le fleuve en une image surexposée. Le photographier avec mon Instamatic 400 revenait à photographier une photographie. Le soleil était comme une ampoule monstrueuse qui, à travers l’Instamatic, eut projeté dans mon œil une série de « plans fixes ». En m’avançant sur le pont, j’eus le sentiment de marcher sur une immense photographie de bois et d’acier, et que le fleuve, en bas, était comme une immense bobine de film qui ne montrait rien d'autre qu’un blanc continu. Cette route d’acier qui franchissait le fleuve était composée d'une voie métallique flanquée de trottoirs en planches, le tout porté par un ensemble de grosses poutrelles, et surmonté d’une espèce de treillage entrelacé (…) Le pontier ferma les barrières car une péniche, qui semblait collé à la surface de l’eau approchait. Depuis la berge côté Passaic, je vis le pont pivoter sur son axe central pour permettre à la forme rectangulaire inerte de passer avec sa cargaison inconnue. L’extrémité Passaic (Ouest) du pont tourna au sud, tandis que l’extrémité Rutherford (est) tourna au nord ; des pareilles rotations évoquaient les mouvements limités d’un monde passé de mode. « Nord » et « Sud », tels deux pôles, pendaient au-dessus du fleuve immobile. On aurait pu baptiser ce pont le « Monument des Directions Disloquées »."

Cette première description donne le ton d’une visite qui va désormais se dérouler à pied, d’abord en longeant le fleuve sur une berge aux trois quarts transformée par le chantier en cours d’une nouvelle autoroute. Dans ce « chaos unitaire », où l’on ne parvient plus à distinguer l’ancien du nouveau, où tous les éléments sont retournés en boue et gravats, les monuments qu’il va signaler ou décrire comme s’il s’agissait des fabriques d’un parc pittoresque sont au contraire les signes ou les instruments de la dénaturation de ce paysage : tantôt les murs de soutènement en béton de l’infrastructure, une grue de forage plantée au milieu du fleuve, une grosse conduite arrimée sur des pontons et charriant toutes sortes de débris ; tantôt encore des engins de chantier que ce soleil de jour fait « ressembler à des créatures préhistoriques piégées dans la boue ou, au mieux, à d'espèces de machines éteintes, des écorchés de dinosaures mécaniques » ; ainsi enfin le « Monument fontaine » - six grosses buses horizontales vomissant dans le fleuve l’eau pâle d’un cratère douteux, soit l’équivalent, à Passaic, de la fontaine de Trevi ou du bassin d’Apollon.

Un sentiment d’irréalité baigne la visite de ce territoire, dont tous les éléments, à l’instar du pont-photographie ou du fleuve-pellicule, semblent s’enchaîner comme les images d’un rêve ou d’un film davantage que comme les coordonnées d’une situation clairement assignable dans le temps et dans l’espace. Tous les moment de ce paysage suburbain - parce que privès ou affranchis de la syntaxe patiemment construite d’une mémoire locale qui les assujettirait les uns aux autres (l’histoire) - sont comme les témoins opaques de logiques énigmatiques, ou comme des représentations qui, devenues aveugles, se substituent à la réalité à laquelle elles ne renvoient plus : « En fait, ce paysage n’avait rien d’un paysage, c’était « une espèce particulière d’héliographie », un monde de carte postale en cours d’autodestruction, plein d’immortalité ratée et de grandeur oppressante », écrit Smithson. Du reste, hormis les échos lointains d’une foule assistant à un match de football, la seule présence humaine que le visiteur enregistre dans ce non-lieu de Passaic, est celle d’un groupe d’enfants occupés à se jeter des pierres. 

« Ce panorama degré zéro semblait contenir des ruines à l’envers – je veux parler de tous ces nouveaux bâtiments qui finiraient par y être construits. On a là l’opposé de la « ruine romantique », car ces édifices ne tombent pas en ruine après voir été construits, mais plutôt s’éllèvent en ruine avant d’être construits. Cette mise en scène antiromantique évoque l’idée descréditée du temps et bien d’autres choses « passées de mode ». Mais les banlieues existent sans passé rationnel et à l’écart des « grands événements » de l’histoire. Oh, bien sûr, on peut sans soute y dénicher quelques statues, une légende et une ou deux curiosités, mais pas de passé – juste ce qui passe pour un futur : une Utopie sans fond (…). Passaic semble pleine de « trous » comparée à New York, qui paraît au contraire compacte et densément peuplée ; et ces trous, en un sens, sont des vacances (vacancies) monumentales qui dessinent, sans le vouloir, les traces de mémoire d’une série de futurs abondonnés. De tels futurs apparaissent au cinema dans les utopies de série B, et sont ensuite imités par le banlieusard. »

alice en banlieue

inversion de la mémoire, inversion du pittoresque… Un parking de voitures d’occasion, transition entre le no man’s land de la berge en chantier et le centre ville introuvable de Passaic, fournira une image à cette vision de la banlieue comme grand dépotoir de rêves et d’ex-futurs recyclés en consommables. Même la ville proprement dite de Passaic, où la visite se poursuit l’après-midi, n’est qu’un « abîme typique » ou un « vide ordinaire » : sorte de long strip partagé par d’anciennes voies ferrées reconverties en interminable parc de stationnement, avec de part et d’autre, tel un miroir et son reflet, interchangeables, deux «chaînes d’adjectifs déguisés en magasins». cette banlieue, en somme, est un texte sans sujet, une représentation sans référent. Entre les trous et les vides qui sont ses monuments paradoxaux, la visite, qui n’est pas encadrée par une histoire construite, ne se déroule pas de façon continue, mais bascule soudain d’un plan dans l’autre sans vraie transition, comme s’il s’agissait non pas seulement d’espaces différents mais de « niveaux de réalité » distincts, dont les rapports seraient encore à déchiffrer, ou à inventer. L’ « odyssée suburbaine » de Smithson parmi les ruines du futur s’assimile ainsi à un voyage d’alice qui n’en finirait plus de traverser les miroirs.

« Si le futur est « passé de mode » et « suranné », alors j’étais allé dans le futur. J’étais allé sur une planète sur laquelle on avait dessiné une carte de Passais et, de surcroît, plutôt imparfaite. Une carte sidérale dont les « lignes » avaient la taille des rues et dont les « carrées » et des « pâtés » avaient la taille des bâtiments. A tout moment, mes pieds pouvaient passer à travers ce sol en carton. Je suis convaincu que le futur s'est perdu quelque part dans les dépotoirs du passé non historique ; il est dans les journaux d’hier, dans les bandes-annonces ringardes des films de science-fiction, dans le faux miroir de nos rêves refoulés. Le temps change les métaphores en choses, et les entasse dans des chambres froides, ou bien les dépose dans les terrains de jeux célestes des banlieues. »

on notera que Smithson, en décrivant Passaic comme une décharge, un dépotoir ou un entrepôt, utilise exactement les mêmes termes que ceux dont il usera plus tard pour évoquer les souvenirs de son séjour à Rome.

« Passaic a-t-elle remplacé Rome en tant que Ville éternelle ? Si certaines villes du monde étaient disposées bout à bout en ligne doite et par ordre de taille, en commençant par Rome, où figurerait Passaic dans cette impossible progression ? Chaque ville serait un miroir tridimensionnel qui, par jeu de reflet, engendrerait la suivante. Les limites de l’éternité semblent contenir des idées malsaines de ce genre. »

Le dernier des monuments de Passaic, celui sur lequel le récit de la visite va s’achever par une espèce de zoom, est un abîme dans l’abîme, « une carte de la désintegration et de l’oubli sans fin ». situé littéralement dans un playground de cette banlieue flottante, c’est un bac à sable dans lequel Smithson voit une « maquette du désert », une représentation en trois dimensions du futur entropique aperçu au début du récit dans les pages d’Earthworks.

« Ce monument de particules infimes, flamboyant sous le soleil morne et rougeoyant, évoquait la dissolution lugubre de continents entiers, assèchement des océans ; disparues les vertes forêts et les hautes montagnes ; rien n’existait plus que des millions de grains de sable, rien qu’un immense dépôt de pierres et d’os pulvérisés. Chaque grain de sable était une métaphore morte qui confinait à l’intemporalité, de sorte que celui qui voudrait déchiffrer ces métaphores devrait traverser le faux miroir de l’éternité. Ce bac à sable, en quelque sorte, figurait une tombe ouverte – une tombe dans laquelle les enfants s’ébattent joyeusement. »

ce motif final, dans lequel la visite tout entière semble se résoudre, et où s’associent intimement les thèmes respectifs de l’enfance et de la mort, de l’oubli et du jeu, va servir de cadre à une démonstration de l’entropie et de l’irréversibilité:

« Représentez-vous mentalement le bac à sable divisé en deux avec du sable noir d’un côté et du sable blanc de l’autre. Placez-y un enfant et faites-le courir des centaines de fois dans le sens des aiguilles d’une montre jusqu’à ce que le sable, en se mélangeant, commence à tourner au gris ; ensuite, faites le courir dans le sens contraire des aiguilles d’une montre : il n’en sotira pas une restauration de la parttition d’origine main un degré plus grand encore de gris et d’entropie. Certes, si nous filmions l’opération, nous pourrions prouver la réversibilité de l’éternité en passant le film à l’envers, mais tôt ou tard la pellicule elle-même finirait par s’effriter ou s’égarer et par entrer en état d’irréversibilité. Ce que cela montre, en quelque sort, c’est que le cinéma offre une issue illusoire ou temporaire hors de la dissolution physique. Le fausse immortalité du film donne au spectateur une illusion de contrôle sur l’éternité – mais les « superstars », elles aussi, pâlissent. »

L’entropie

L'entropie est un état thermodynamique découvert en 1865 par Rudolf Clausius. Du point de vue social, l'entropie renvoie à l'action de l'homme et à son activité qui apparaît comme un cycle aboutissant à la cessation de toute activité, c'est par sa propre existence qu'un système est voué à sa propre extinction.

C'est en quelque sorte ce qui arrivera à Passaic, lors de l'enfance de Robert Smithson car c'est une ville qui vit de son industrie. Le temps passant, l’industrie s'éteint, la population décroit, les activités cessent et la vie disparaît ailleurs. Il reste à terme plus que des vestiges, des ruines d'un âge d'or alors révolu. Passaic n'est pourtant pas une ville fantôme puisqu’elle porte en elle quelque chose d'autre que les photos que Smithson dévoile. C'est une forme de post-totalitarisme celui de la fin de la production industrielle faisant vivre alors tous les systèmes économiques des pays occidentaux. L'artiste va donc à la rencontre des squelettes gisants d'une époque. « Sand-box monument », "le monument du bac à sable", contient dans son intérieur, la poussière, du sable, ce qui symbolise à la fois les matières premières de la création, l'atome microscopique et aussi la fin, les cendres après l'incinération d'un corps, ou celle d'un incendie en pleine forêt. Ces cendres sont ici celles d'une époque, d'un temps et d'une civilisation qui s'est effondrée sur elle-même, et l'absence d'enfants comme dans le livre d'Aldliss. Le lieu que photographie Smithson semble revenir à son état d'origine, à son état primitif à un état de vide, de néant.

Pourtant on ne peut s'empêcher d'imaginer que derrière ses photos se cachent autre chose, c'est la preuve concrète d'une existence, qu'il y a eu quelque chose, que cette même chose peut revenir de manière cyclique jusqu'à un jour en finir. Les temps semblent s'imbriquer sur eux-mêmes. Derrière la photographie de « Sand-box monument », on sent la présence des enfants qui sont venus jouer dans le passé, je pense à un livre de Phillip K Dick où justement les temporalités elles aussi s'imbriquent et se fondent les unes dans les autres. Il s'agit d' « Ubik » qui fait partie des 100 meilleurs romans anglais selon le Times. Un peu comme chez Aldliss, les humains vivent assistés par des machines. Ils disposent d'un procédé qui permet de communiquer avec des semis vivants ; seulement certains vont rester coincés dans une faille lors d'une communication et s'apercevoir de l'imbrication des temps : à un moment ils sont dans un ascenseur et au fur et à mesure que celui-ci descend, il prend la forme d'un ascenseur des années 20 ou des années 1990, époque à laquelle Dick imagine l'histoire. Même si Smithson photographie la ville de Passaic dans un état de ruine, il y a derrière cette image une imbrication de temporalités invisibles ; elles sont suggérées peut-être par des effets de lumières qui forment comme un filtre sur la couche matérielle de la réalité.

La ruine post-moderne est une sorte d'équivalence à la galerie du Louvre en ruine, de Hubert Robert. Il anticipe l'état dans lequel pourrait se trouver le Louvre après une catastrophe ou même plus particulièrement après la fin du système, c'est à dire influencé par le phénomène d'entropie dont Smithson a largement fait part dans son oeuvre. Lui-même confie que l'entropisme fabrique un visible, des monuments en somme. Ainsi, comparer Passaic à Rome comme il le fait dans son essai n'est pas totalement hors propos. Le concept est même totalement en raccord avec l'idée qu'il tente de véhiculer tant dans ses écrits que dans son art. A travers les photos de Passaic, c'est une vision d'une cité post-moderne qui peut être rapprochée de l'image de la Rome Antique. La cité en ruine, les images de temples à moitié écroulés et des statues dont la pierre s'atrophie par l'effet du temps est totalement en symbiose avec l'image de Passaic, seul la forme change mais le fond reste le même : l'extinction d'un système par son existence pure. Ainsi l'existence des villes, des hommes, et des sociétés chez Smithson apparaît comme un cycle en forme de spirale qui est voué à se terminer quoiqu'il arrive, la fin étant irréversible. Cette idée évoque sensiblement la forme qu'il donnera plus tard à « Spiral Jetty », l'écroulement des temps serait-t-il une spirale ?

La visité de Smithson à Passaic, est un acte d’errance où il prend la place d'un anthropologue. En effet, si Levy-Strauss va à la rencontre des peuples indigènes du Brésil dans « Triste tropiques », Robert Smithson fait de même sauf que les habitants de Passaic sont absents, évaporés. Le pont « The Bridge Monument » n'est traversé par personne hormis lui-même, ce n'est pas un pont vecteur de progrès comme « Le pont de l'Europe » chez Caillebotte, mais une liaison entre l'existence et l'inexistence. Dans le fond de cette image, nous voyons une lumière pleine, un horizon. Derrida prête ces qualités à l'horizon « C'est toujours déjà-là d'un avenir qui garde intacte, alors même qu'il s'est annoncé à la conscience, l'indétermination de son ouverture infinie [ … ] il est toujours virtuellement présent à toute expérience dont il est à la fois l'unité et l'inachèvement et l'unité anticipée en tout inachèvement ». La lumière à l'horizon semble être une unité anticipée, celle d'un chaos proche, à venir ou en train de s'étendre sur le bois du pont. Par cette photographie, Robert Smithson nous conte une fin, on ne sait si elle est proche ou lointaine pourtant ses prémices sont devant nous et nous brûlent les yeux. Toujours pour l'horizon, Husserl indique que « l'écroulement des temps semble imposer la structure d'horizon ».

extrait de Sebastien Marot, L'Art de la mémoire, le territoire et

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