La marche comme pratique et expérience artistiques
Préambule : la marche comme thème iconographique

La représentation du marcheur dans les arts visuels ou les Beaux-Arts recouvre un corpus immense et concerne une histoire comparable en longueur à celle de la représentation visuelle, et au même titre que l’histoire de la représentation visuelle, elle est toujours en cours, comme le montrent par exemple, pour rapporter deux occurrences récentes parmi des centaines, certaines images photographiques de Valérie Jouve intitulées Les Passants (série du milieu des années 2000), ou dans un autre champ disciplinaire, le film Gerry de Gus Van Sant (2002), dans lequel nous est montré la longue déambulation à pied de deux amis égarés dans un désert.

C’est tout un pan du rapport entre marche à pied et art qui est concerné ici : celui de la représentation de la marche, des images montrant des marcheurs. Il ne s’agit donc pas ici de pratique ou d’expérience artistiques dans lesquels la marche à pied est elle-même l’œuvre ou le médium de l’œuvre, et si nous ne nous attarderons pas sur cet aspect de la question, on pourra toutefois s’arrêter brièvement sur plusieurs exemples fameux dans l’histoire de l’art, dans lesquels la représentation de la marche porte des problématiques de figuration particulières.

vers 1425, fresque, chapelle Brancacci,
église Santa Maria del Carmine, Florence
Dans la célèbre fresque Adam et Eve chassé du Paradis (vers 1425), du peintre florentin Masaccio (né 1401, mort vers 1428), Adam et Eve sont représentés en marche, ils viennent d’être chassés du Paradis, condamnés à vivre une douloureuse et laborieuse condition humaine, faite de labeur, de manque et d’incomplétude. Ils sont conscients de leur nudité et de leur faiblesse. Leur marche les engage, et engage l’humanité dont ils sont les premiers représentants, dans le temps, la périssabilité et les inévitables efforts. C’est ce que signifie cette marche, l’effort et la temporalité humaine et, d’un point de vue biblique, la chute. La fresque de Masaccio formule également la figuration les gestes de la marche comme une démonstration de la nouveauté radicale portée par la Renaissance florentine dans l’art, par le réalisme de la morphologie des corps et de leurs mouvements, et par l’ancrage des pieds au sol. La tradition médiévale est rompue, et si on en trouve encore des échos dans la partie gauche de la fresque, du côté du Paradis, les figures ne baignent plus dans les ornements, l’élégance et l’abstraction éthérée du gothique international, mais dans l’espace terrestre présenté comme réel – comme le montre le contact des pieds d’Adam et Eve sur le sol, ancrés dans le territoire représenté dans sa nature physique, et non plus comme un théâtre immatériel de la sphère biblique et sacrée.

Avec L’Homme qui marche (1900-1907), Auguste Rodin (né 1840 et mort en 1917) montrent le marcheur les deux pieds au sol, selon une accentuation des traditions de la représentation classique, alors même que l’on découvre à la fin du XIXe siècle la décomposition exacte des gestes et des mouvements humains et animaux, grâce aux techniques chronophotographiques, d’abord mises au point en 1878 par Edweard Muybridge en Angleterre, consistant en une série de photographies dont les déclenchements successifs sont très rapprochés les uns des autres, quelques fractions de seconde, et suivent entre eux un intervalle régulier. On obtient une décomposition très exacte de la succession des mouvements produits par un cheval pour galoper, par exemple, par un oiseau pour voler, ou par un homme pour marcher. On constate alors, ce qu’on ignorait auparavant, que le contact simultané au sol des deux pieds d’un homme en train de marcher ne correspond qu’à un infime moment de la marche. Un homme qui marche n’a en fait, durant la quasi-totalité de la durée de sa marche, qu’un seul pied posé au sol – jamais aucun (ce qui est le cas lorsque l’on court) – en suivant un mouvement très fluide, le pied arrière se soulevant alors que pied avant se pose.

1886, chronophotographie sur plaque fixe, Musée Marey, Beaune
Ces images photographiques, et plus encore celles produites par Etienne-Jules Marey à partir de 1882 (date de l’invention du fusil chronophotographique permettant de prendre la série des images avec un seul appareil de prise de vue), qui sont produites avec une plus grande rigueur visuelle – frontalité de l’axe de prise de vue, neutralité du fond et invention de dispositifs techniques perfectionnant la lisibilité, avec les combinaisons noires à rayure blanche du modèle – que celles de Muybridge (qui opte pour davantage de fantaisie esthétique) ont d’abord (et toujours dans le cas de Marey) une justification et une vocation scientifique de connaissance du mouvement et de la motricité, elles connaissent cependant une grande célébrité et posent aux artistes la question de la pertinence de certaines de leurs représentations.
Quelle est la pertinence de représenter un marcheur avec les deux pieds au sol après Muybridge et Marey ? Or, Rodin réalise son Homme qui marche dans les années 1900, et les deux pieds de cette figure sont bien ancrés au sol. Dans son livre d’écrits L’Art, publié en 1911, Auguste Rodin formule la remarque suivante au sujet de L’Homme qui marche :
“Il est probable qu’une photographie instantanée, faite d’après un modèle qui exécuterait le même mouvement, montrerait le pied d’arrière déjà soulevé et se portant vers l’autre. C’est l’artiste qui est véridique et c’est la photographie qui est menteuse : car dans la réalité, le temps ne s’arrête pas.”
Il s’agit là d’une remarque tout à fait bergsonienne. Pour le philosophe Henri Bergson, dont l’œuvre est très fameuse à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle en France, la durée (c’est en termes de durée que Bergson pose la question du temps) et le mouvement sont spécifiquement continus, et ne sont pas une succession de moments arrêtés, et donc la photographie d’un corps en mouvement ne peut être la photographie d’un mouvement, mais celle d’un moment arrêté d’un corps en train d’accomplir un mouvement. Selon Bergson, et Rodin, la photographie ne saurait donc représenter le mouvement.
S’il s’agit pour Rodin de représenter le mouvement de la marche avec L’Homme qui marche, son parti-pris est de représenter une figure dont la posture reprend simultanément deux moments distincts de la marche, de façon à donner une séquence de durée, et non pas seulement un moment arrêté. Pour filer la métaphore musicale utilisée par Bergson, selon laquelle la durée est comme une mélodie, c’est-à-dire la succession continue des notes et non pas les notes qui la compose sans la continuité entre elles, on pourrait dire qu’avec L’Homme qui marche, Rodin ne représente pas le mouvement de la marche comme une note solitaire, pas non plus comme une mélodie, mais par un accord.
Dans les quelques exemples qui précèdent, la relation entre œuvre d’art et marche à pied est située au niveau iconographique. Les œuvres et les pratiques dont il va être question désormais, et qui sont véritablement au cœur de la problématique des rapports possibles entre l’acte de marcher et l’activité même de création plastique, n’ont quant à elle pas seulement vocation à représenter les marcheurs ou l’acte de marcher, mais à utiliser la pratique et l’expérience de la marche comme acte de création d’œuvres.
L’apparition de la marche comme médium artistique, avec contexte
Deux artistes marcheurs

1967, photographie noir et blanc
À la fin des années 1960, des changements très importants s’opèrent dans la relation entre les arts plastiques et la marche à pied, et leur rapport prend un tournant radical avec l’apparition de pratiques artistiques dans lesquelles l’action de marcher et la création d’une œuvre d’art sont indissociables. Les deux figures incontournables de ce tournant et de cette approche sont anglais, ce sont Richard Long (né en 1945 à Bristol) et Hamish Fulton (né en 1946 à Londres). Leur pratique artistique est constituée de marches, c’est-à-dire de trajets effectués à pied, tels que :
- une marche de 115 miles en Islande au printemps 1978 (Hamish Fulton)- une marche de la même longueur que la rivière Avon (Richard Long, 1977)- une marche circulaire de onze jours en campant dix nuits, dans le Wyoming en septembre 1995 (Hamish Fulton).
deux photographies noir et blanc et texte
Une œuvre de Richard Long, ou une œuvre de Hamish Fulton, c’est l’expérience que l’un ou l’autre fait pendant un trajet qu’il effectue à pied. Chez ses deux artistes, la marche à pied est indissociable de la production d’œuvre. Une œuvre de Richard Long ou une œuvre de Hamish Fulton ne peut exister sans marche de l’artiste (c’est ce qu’indique la déclaration, reprise comme une devise, de Hamish Fulton, No Walk no Work (qu’on peut traduire en français – redoublant alors l’affirmation d’un jeu de mots entre le pas de la marche et le « pas » de la négation – par pas de marche pas d’œuvre), et même, chez ces deux artistes, l’une (la marche) et l’autre (l’œuvre) ne peuvent pas être distinguées. La marche est dans leur cas, plus que par exemples la sculpture ou la photographie, la discipline artistique de ces deux artistes, le médium fondamental de leur art.
Le saut entre la représentation de la marche dans les arts visuels et la marche à pied comme médium artistiques peut sembler assez brusque, il s’inscrit dans un contexte artistique général permettant d’expliquer l’émergence de formes plastiques telles que celles produites par Richard Long et Hamish Fulton.
Contexte : minimalisme et art conceptuel, dématérialisation et crise de l’objet d’art
Le contexte d’apparition de ces formes est, du point de vue de l’histoire de l’art, celui du passage de l’époque et de la notion de Beaux Arts à celles d’arts plastiques. C’est-à-dire, le passage de la production d’œuvres clairement inscrites dans le champ de la peinture, de la sculpture, de l’architecture à la production d’œuvres qui ne s’inscrivent plus strictement dans ces champs, de telle façon que les frontières entre ces disciplines et ces médiums sont devenues extrêmement brouillées, une œuvre pouvant combiner le sculptural, l’architectural et le pictural, y ajouter d’autres médiums tels que le film ou la photographie – photographie et film dont les pratiques ne sont de fait plus cloisonnées au champ disciplinaire qui leur est propre. Une œuvre peut aussi ne s’inscrire aucune des disciplines qui appartenaient institutionnellement aux Beaux-Arts (peinture, sculpture, architecture), et se situer dans le registre du happening ou de la performance, où la situation devient plus proche d’une situation de spectacle, du théâtre ou de la musique.
Pour se rapprocher du contexte précis de l’apparition des œuvres de Richard Long et Hamish Fulton, on distinguera trois « courants » particuliers ayant eu une influence sur eux, voire desquels on a pu les considérer comme des « membres » actifs. L’usage de guillemets pour encadrer les termes de « courants » et de « membres » est nécessaire puisque, si des artistes se retrouvent alors dans des « mouvances » autour de problèmes et de formes communs, collaborent à des projets ou à des expositions collectifs, ils ne revendiquent pas pour autant une appartenance à des groupes, ne produisent pas de manifestes, et demeurent libres, à titres individuel et esthétique, de prendre des chemins très divers – il s’agit d’influences et d’affinités ouvertes autour de certains pôles. On peut toutefois avancer que l’art minimal et l’art conceptuel ont fourni un répertoire formel et une appréhension intellectuelle de l’œuvre d’art dans lesquels Hamish Fulton et Richard Long ont abondamment puisé, ainsi que souligner qu’ils commencent à développer leur travail dans des sites reculés en même temps que commencent, de leur côté, à le faire les artistes du land art.

L’art minimal, en plus de fournir un répertoire de formes géométriques simples (tels que des cubes ou des parallélépipèdes) et une littéralité de la production plastique (What you see is what you see (« Ce que vous voyez est ce que vous voyez »), dit le peintre américain Frank Stella (artiste américain né en 1936 à Malden dans le Massachusetts), en simplifiant la situation, pour poser le cadre phénoménologique des œuvres dites de l’art minimal), c’est-à-dire ayant le plus possible évacué les exigences de symbolisme, d’illusionnisme ou de contenu propres aux acceptions antérieures de l’œuvre d’art, s’accompagne également d’une dimension de théâtralité. C’est ce que montre avec évidence une performance réalisée par Robert Morris (artiste américain né en 1931 à Kansas City, dans le Missouri) en 1961, dans un théâtre : Robert Morris est debout dans une colonne analogue à l’une de ses œuvres d’ordre sculpturale intitulées Columns, le rideau se lève, rien ne se passe pendant deux à trois minutes, la colonne chute au sol, puis rien ne se passe à nouveau pendant deux ou trois minutes, et enfin le rideau tombe. Plus généralement, pour les œuvres d’art minimal ne recourant pas à des dispositifs ouvertement théâtraux, il existe une dimension théâtrale, dans le sens d’un effet live : les œuvres minimalistes sont explicitement un dispositif créant une situation dont l’objet est la présence conjointe du spectateur et des volumes exposés ainsi que les expériences perceptuelles qui y sont impliquées.

installation, chaise en bois et deux photographies
L’art conceptuel, quant à lui, instaure le recours au langage et aux mécanismes linguistiques pour faire œuvre plastique, en proposant une valeur d’œuvre à part entière à la formulation d’idées, d’énoncés ou de descriptions, l’existence matérielle effective des objets énoncés décrits ou hors de cette désignation langagière étant facultative. Les Statements, de Lawrence Weiner (artiste américain né à New York en 1942), en 1968, sont à ce titre très éloquents : « 1. L'artiste peut concevoir l'œuvre. 2. L'œuvre peut être fabriquée. 3. L'œuvre n'a pas besoin d'être faite. Chaque partie étant de même valeur et en cohérence avec l'intention de l'artiste, la décision comme la situation repose pour le récepteur sur les modalités de la règle. » De même, une équivalence de la désignation par le langage et de ce qui est désigné par lui est posée par une des plus célèbres œuvres d’art conceptuel : One and three chairs, de Joseph Kosuth (artiste américain né en 1945 à Toledo, dans l’Ohio), en 1965 (dans laquelle sont présentés ensemble une chaise, une photographie de cette chaise, et une définition du mot « chaise »). Ces pratiques concentrent l’acte artistique sur la décision de l’artiste : l’artiste fait œuvre par décision, un acte ou un objet sont faits œuvres par décision de l’artiste.

to the Lathing or Support Wall of Plaster or Wallboard
from a Wall,
pour l'exposition Quand les attitudes deviennent forme, Kunsthalle de Berne, 1969
Un autre exemple éloquent d’œuvre d’art conceptuel est l’intervention de Lawrence Weiner à l’exposition Quand les attitudes deviennent forme, à Berne en 1969, contribution intitulée A 36’’ x 36’’ Removal to the Lathing or Support Wall of Plaster or Wallboard from a Wall : Weiner a décidé de retirer le plâtre d’un mur sur toute la surface d’un carré de 36 pouces de côté (91,44 cm), la valeur artistique et originale de cette œuvre étant considérée comme tout à fait équivalente si c’est l’artiste lui-même qui la réalise ou si c’est une autre personne qui l’exécute, il est également estimé qu’elle sera exactement la même si elle est effectuée sur un mur à Berne, à Tokyo, à New York, quels que soient la disposition du mur, l’éclairage, le contexte particulier. L’œuvre, c’est l’idée « retirer le plâtre d’un mur sur toute la surface d’un carré d’un mètre de côté ».
Cette œuvre est en l’occurrence réalisée pour la très importante exposition, commissariée par Harald Szeemann (commissaire d’exposition suisse né à Berne en 1933 et mort dans le Tessin en 2005), à la Kunsthalle de Berne en 1969, intitulée Quand les attitudes deviennent forme : œuvres - concepts - processus - situations - information, qui réunit plusieurs dizaines d’artistes (dont Joseph Beuys, Michael Heizer, Robert Morris, Richard Serra, Daniel Buren, Richard Long, Keith Sonnier, Giovanni Anselmo, etc.) autour des mutations les plus marquantes de l’époque, qui transversalement posent les œuvres comme des processus dont l’objet présenté n’est qu’un état. Harald Szeemann déclare dans le catalogue de l’exposition : « Les artistes de cette exposition ne sont pas des faiseurs d’objets, ils cherchent, au contraire, à leur échapper et élargissent ainsi ses niveaux afin d’atteindre l’essentiel en deçà de l’objet. Ils veulent que le processus artistique soit encore visible dans le produit final et dans l’″exposition″. » Il en découle une ouverture de l’art à l’ensemble des possibilités humaines, et une dématérialisation potentiellement quasi totale de l’objet d’art (pour reprendre le titre de l’ouvrage de Lucy Lippard : Six Years : the Dematerialization of the Art Object from 1966 to 1972.), une œuvre peut être une idée ou une expérience effectuée hors de la vue des spectateurs. Le statut de ce qui sera montré au public devient alors ambigu, situé entre document et œuvre relatant une autre œuvre, invisible ou immatérielle.
Richard Long et Hamish Fulton
Il convient de revenir plus en détail sur les œuvres de Richard Long et d’Hamish Fulton, qui sont des figures majeures de l’artiste marcheur, et en sont même l’archétype.

1967, photographie noir et blanc
A Line made by Walking, de Richard Long, qui date de 1967, est une œuvre programmatique de tout l’art de Richard Long, elle se présente au spectateur sous la forme d’une photographie en noir et blanc, légendée. Ce que montre la photographie est, comme le titre descriptif l’indique, une ligne faite au sol en marchant. Richard Long a marché en ligne droite sur une étendue d’herbe, en allant et venant jusqu’à ce que les traces de ses pas créent une ligne visible nettement visible. C’est l’acte de marcher qui produit une forme, une trace visible que la photographie enregistre. Richard Long a utilisé la marche comme façon de produire quelque chose qui serait de l’ordre de la sculpture, une sculpture ultraplate et à même le sol. Il déclare, en 1986, dans un entretien avec Claude Gintz pour le magazine Art Press : “Mes premiers travaux, à base de boue, étaient faits en marchant avec mes bottes... C’était une sculpture très plate... Des empreintes de pieds boueux sur le sol. [...] Le travail a, d’une certaine manière, un rapport à mon corps, à ses mouvements, et à mes travaux faits en marchant, que ce soient des pistes ou des marches désormais invisibles dont les traces seraient mes empreintes de pied.”
Richard Long a suivi une formation en classes de sculpture à la Saint Martin’s School of Art and Design (ses cours d’atelier étaient dirigés par le sculpteur anglais Anthony Caro), à Londres, au milieu des années 1960. La Saint Martin’s School of Art and Design de Londres est une école très importante dans la vie artistique européenne de cette époque, puisque dans les mêmes années on trouve parmi les élèves, outre Long, Hamish Fulton, Gilbert et George ou encore Jan Dibbets et Barry Flanagan. Le médium initial de Richard Long est la sculpture, et d’une certaine façon, il continue de se positionner en tant que sculpteur dans sa pratique d’artiste marcheur, mais selon une conception extrêmement étendue de la sculpture (on pourrait reprendre l’expression de “sculpture dans le champ élargi”, formulée par l’historienne de l’art américaine Rosalind Krauss) : une sculpture qui est au-delà ou en deçà des objets, et dont la localisation et la visibilité ne sont pas nécessairement accessibles au spectateur. C’est déjà ce que déclare Line made by walking : l’intervention de Long est située dans la campagne anglaise, elle est sans autre spectateur direct que l’artiste, elle ne compose pas un objet, et c’est une trace éphémère. L’art de Richard Long étend encore cette conception de la sculpture, de sa dématérialisation : la sculpture chez Long, c’est finalement la forme, invisible, dans l’espace, de son déplacement à pied pendant la durée de la marche.

A walk across Ireland, placing a nearby stone on the road
at every mile along the way,
photographie noir et blanc, 1974
Ceci est toujours supposé dans le travail de Long, et certaines œuvres formulent très explicitement cette dimension de forme générale de la marche, très étendue dans l’espace, qui n’est pas un objet, impossible à embrasser du regard, et de toute façon hors des regards des spectateurs, par exemple l’œuvre intitulée A line of 164 Stones A Walk of 164 Miles : A walk across Ireland, placing a nearby stone on the road at every mile along the way (photographie noir et blanc, 1974), une œuvre qui est une ligne de 164 miles parcourue en marchant et jalonnée de 1964 pierres.
Si l’œuvre, chez Richard Long (et il en est de même chez Hamish Fulton), c’est la marche qu’il effectue dans la campagne anglaise, en Mongolie, en Equateur, ou dans tout autre territoire du monde, qu’est-ce que le spectateur peut voir ? Cette question est récurrente et transversale dans ce moment historique de dématérialisation de l’œuvre d’art et d nombreuses interventions artistique hors du cadre muséal et institutionnel : qu’est-ce qu’on donne à voir au public quand on crée des œuvres qu’il ne peut pas voir parce qu’elles sont de l’ordre de l’acte solitaire, de la trace éphémère ou qu’elles sont situées dans un site reculé ? Le moyen privilégié (en nombre d’occurrences) est d’abord la photographie. Les artistes montrent surtout des photos de paysages et de sites rencontrés pendant la marche (ceci plus systématiquement chez Long que chez Fulton), et des éléments de détail rencontrés au cours de la marche, associées à une évocation textuelle comprenant parfois un élément narratif (chez Fulton seulement quant à ce dernier point). Autant Long que Fulton utilisent ce médium photographique, et ils s’inscrivent aussi en cela dans une histoire des artistes paysagistes, présentant des paysages, en images, à des spectateurs.

Richard Long et Hamish Fulton utilisent aussi tous deux le texte pour présenter leur travail, en particulier la désignation factuelle et informative de leurs marches, avec la mention des lieux de départ et d’arrivée, les dates et la durée de la marche, les distances parcourues. Ces travaux textuels sont réalisés dans une veine issue de l’art conceptuel, selon laquelle la désignation d’un objet par le langage vaut comme œuvre au même titre que l’objet désigné. Cependant, dans le cas de Long et de Fulton, la réalisation de la marche n’est pas facultative, comme le sont les travaux postulés et déclarés par Lawrence Weiner dans ses Statements. La marche est même primordiale et première. Ils accordent le statut d’œuvres aux pièces qu’ils donnent à voir aux spectateurs (images photographiques ou présentations textuelles), et non de strict document, mais ce sont des œuvres indissociables des marches auxquelles ells se réfèrent, et qui ont par rapport à celles-ci un statut second, la position d’œuvre première étant occupée par la marche.

1988, photographie noir et blanc
Hamish Fulton (et parfois Richard Long également) fait usage du texte d’une manière non strictement descriptive, mais plutôt sur le mode de l’évocation, de la liste et de la série, ce qui rapprochent ces travaux d’une certaine forme de poésie minimale.

1988, œuvre textuelle
Une autre forme d’œuvres au moyen de laquelle Richard Long rend visible pour le spectateur sa pratique artistique de la marche est la présentation de cartes sur lesquelles sont inscrits les tracés de ses marches (cette forme est quasiment absente chez Fulton).

1969, carte en couleur
Le travail de Richard Long avec les cartes n’est pas qu’un recueil documentaire, mais est aussi un mode de pensée, et la façon la plus évidente de donner une visibilité à la forme d’ensemble d’une marche. La carte n’est par pour Long qu’un outil de marcheur puis un compte rendu prosaïque de marche, c’est aussi un mode de conception d’œuvre, le mode privilégié d’appréhension du territoire à une vaste échelle, sur lequel il peut projeter une forme, le plus souvent la ligne droite ou le cercle (quelques rares fois le carré).

1972, carte en couleur
Les marches de Long auxquelles sont associées des œuvres cartographiques sont un certain type de marches préalablement conçues et programmées comme des formes, depuis la carte.

1969, neuf photographies couleur
Cette dualité, cette dialectique entre œuvre sur site reculé et moyens de visibilité pour le spectateur avait été particulièrement développée par Robert Smithson (artiste américain né en 1938 à Passaic dans le New Jersey et mort en 1973 à Amarillo au Texas) avec ces travaux site/nonsite. Il s’agît d’une articulation entre d’une part l’intervention sur site, in situ, sur lequel il y a modification, importante ou légère, et d’autre part des installations pour la galerie ou le musée qui rendent compte d’une zone du territoire, d’un site, aux moyens d’un assemblage d’extractions de matériaux, de cartes, d’images ou de données. Dans le cas des interventions sur site, l’œuvre est sur le site (c’est le cas, entre autres exemples, de Spiral Jetty (1970), dans l’Utah, près du Grand Lac Salé, ou encore d’Incidents of Mirror-travel (1969), qui sont une série de positionnement et de déplacements de miroirs en plusieurs lieux du Yucatan au Mexique), et l’œuvre est alors médiatisée par des documents au statut intermédiaire, qui sont des extensions de l’œuvre, dessinant avec elle un dispositif complexe de mise en scène opéré par l’artiste aux moyens d’un ensemble d’œuvres secondes autour d’une œuvre première qui en est le sujet.

1968, caissons de bois peints, roches
Dans le cas des œuvres rendant compte plastiquement d’un site, le statut de l’œuvre est plus traditionnel, il s’agît alors d’une installation composite en cadre institutionnel, mais dont le sujet est le territoire et certains sites spécifiques.
On constate ce rapport œuvre première/œuvres secondes chez Fulton et Long également, avec des dispositifs formant des ensemble cognitifs articulant des œuvres secondes strictement indissociables de l’œuvre première à l’œuvre première qui demeure inconnaissable et inintelligible sans les œuvres secondes. Chez Fulton et chez Long, ce dispositif d’œuvres secondes est étendu au livre d’artiste, des livres reproduisant les œuvres secondes (photos, travaux textuels, cartes, etc.) et totalement conçus par les artistes eux-mêmes.

1972, photographie noir et blanc
Chez Richard Long, il y a aussi une dialectique des travaux pour galeries ou musées et des travaux sur site retiré, qui est une dialectique formelle et matérielle. D’une part, Richard Long intervient sur site au cours de la marche, en opérant de légères mais visibles modifications avec les matériaux trouvés sur place (pierres, bois, feuillages, etc.), dans un acte délibérément modeste et éphémère, léger pour le site, en formant des lignes droites ou des cercles (parfois des disques).

Scottish National Gallery of Modern Art, Edimbourg
Et d’autre part, pour la galerie et le musée, à l’occasion d’expositions ou de commandes, il réalise des assemblages, des sculptures au sol en forme de lignes, de cercles ou de disques avec des pierres issues de carrière locales. On est là dans une situation analogue à celle de la sculpture traditionnelle, si ce n’est que c’est l’écho des formes réalisées in situ, au cours des marches et enregistrées par la photographie.

Les seules œuvres de Fulton que l’on puisse rapprocher de l’installation spécifique au cadre institutionnel sont les travaux muraux en galerie, qui présentent du texte désignant des marches ou l’acte de marcher, ou des lignes d’horizons de montagnes dont le profil a été relevé par dessin au cours de la marche désignée par le texte associé. C’est un contenu analogue à sa pratique du texte sur les photographies, mais mis en espace sur mesure pour le lieu d’exposition.

1983, photographie couleur
Hamish Fulton n’intervient pas sur site, en suivant une démarche de puriste et une pensée très proche de celle de la deep ecology, incluant une sacralisation de la terre et de la nature et de nombreuses références et filiations intellectuelles aux populations et civilisations pré-industrielles. Fulton déclare : « la seule chose que l’on devrait sortir d’un paysage sont des photographies. Les seules choses que l’on doit y laisser sont les traces de pas ».
Fulton est davantage un marcheur pur que Long, ses transcriptions des marches sont plus hétérogènes entre elles et littéraires que celles de Long. Long est quant à lui davantage un artiste marcheur sculpteur. Il est cependant tout à fait judicieux de les associer, ils ont quelquefois marché ensemble, ils sont de la même génération et partagent les mêmes polarités intellectuelles et culturelles, même si leurs œuvres les manifestent différemment, ils ont de plus écrit des textes l’un sur l’autre pour des monographies. Ce sont comme des artistes frères. Ils dessinent une figure de l’artiste marcheur qui marche seul (sauf à quelques exceptions) et dans des sites volontiers sauvages, parfois ruraux mais quasiment jamais urbains, sauf s’il faut traverser une ville au cours d’une marche de longue distance.
Il y a, d’une certaine façon, un aspect politique au travail de Long et à celui de Fulton (plus explicite chez Fulton), sous la forme d’une déclaration de l’existence des espaces non urbains, à l’époque où le monde est devenu, du point de vue des proportions de population et de productions économiques, majoritairement urbain. Leur pratique de la marche à pied est une prise de la mesure du monde en tant qu’il excède immensément les archipels urbains, et à la fois en tant que ressource limitée et potentiellement en péril. Les territoires que Long et Fulton arpentent, que l’on peut désigner comme “non urbains”, sauvages ou ruraux, sont nommés “espaces ouverts” par les deux artistes eux-mêmes, ce qui signifie plusieurs choses : des espaces vastes, dégagés, permettant au regard de porter loin et à l’horizon de structurer fortement le paysage, ce qu’on pourrait nommer des “grands espaces” ; et aussi des espaces qui ne subissent pas, ou pas avec autant de violence qu’en zone urbaine, la fragmentation par les clôtures physiques (murs, palissades, grilles, etc.), ni le régime indissociable de celui des clôtures physiques de la propriété privée, de telle sorte qu’il est possible de les traverser sans autorisation spécifique.
Le travail de Fulton et celui de Long naissent dans le même mouvement que la conscience écologique et l’écologie politique telles que nous les connaissons aujourd’hui, en même temps que la réception du choc visuel provoqué par les photographies du globe terrestre vu depuis l’espace, qui manifeste avec évidence à des millions de personnes le caractère limité des ressources terrestres. Richard Long et Hamish Fulton revendiquent des modèles tels que les aborigènes d’Australie ou les indiens d’Amérique, des peuples dont la relation étroite avec l’environnement naturel, la connaissance intime de celui-ci et la faible empreinte écologique étaient des nécessités vitales directes, et les combinent avec les traditions notamment anglaises de la promenade en site naturel ou paysager comme moyen d’hygiène intellectuelle et physique, et d’expérience spirituelle. Il y a chez eux, plus ou moins explicitement, un rapport spirituel avec la nature, dont la marche est le mode de consécration, en même temps qu’elle est un moyen de connaissance respectueux. Comme l’écrit Hamish Fulton dans son long texte de 2001 intitulé Into a Walk into Nature : « L’implication physique de la marche crée une réceptivité au paysage. Je marche sur la terre pour m’introduire dans la nature. »
Richard Long et Hamish Fulton manifestent la marche comme étant le médium le plus fort – le plus évident et le plus sensible en termes de capacités de perception – pour déclarer l’existence de l’espace. La marche à pied est un mouvement continu dans lequel les lieux sont reliés et les fractures spatiales éprouvées comme telles, elle est le mouvement du corps humain le moins enclin aux ruptures internes à la conscience et aux séparations entre homme et espace, mouvement lent et continu par lequel on peut mesurer son corps à la taille du monde spatial. Richard Long parle lui aussi très clairement de l’intimité offerte par la marche avec l’espace parcouru : “Marcher est aussi une façon d’acquérir une connaissance beaucoup plus intime d’un lieu qu’on ne le ferait en se contentant de regarder. Marcher est, de bien des manières, une intensification de la perception” (dans la monographie de Rudi H. Fuchs intitulée Richard Long, chez Thames & Hudson en 1986). Ce rapport d’intimité à l’espace a pour contrepartie de former un portrait du marcheur au fil de ses déplacements dans l’espace, une biographie de marcheur inextricablement liée aux étendues parcourues. Richard Long déclarait en 1993 : « Mon travail est un portrait de moi-même dans le monde ». La marche comme expérience artistique comporte nécessairement une dimension politique, car elle est la construction d’une position dans le monde, à laquelle sont associés une conscience et un point de vue spécifiques. Marcher, c’est se positionner, tout en étant une ouverture sur la multiplicité et les singularités du monde, puisque marcher, c’est toujours se rapprocher.
Marches urbaines et actions artistiques
Il existe aussi un ensemble de pratiques artistiques utilisant la marche, mais en milieu urbain, des marches parfois solitaires et parfois collectives, et ce dès l’époque où Long et Fulton commencent leur art de la marche, dans les années 1960 et 1970. Elles sont probablement moins connues car elles ont été réalisées par des artistes qui ne se sont pas définis comme artistes marcheurs et ne se sont pas autant concentrés sur l’acte de marcher, comme acte artistique en soi, que l’ont fait Hamish Fulton et Richard Long, mais par des artistes qui ont produit des expériences, des événements et des actes artistiques impliquant fondamentalement la marche et nécessitant une position que la marche était la plus apte à fournir. Si la figure du randonneur, du pèlerin ou du nomade est associée au marcheur sur site sauvage ou rural, c’est bien davantage avec la figure du flâneur, du passant ou du chiffonnier qu’on pourra associer les auteurs de marches artistiques urbaines. Et tout particulièrement avec les figures du flâneur, telle qu’issue de l’œuvre de Charles Baudelaire, et du chiffonnier, telle que formulée par Walter Benjamin : le flâneur Baudelairien est celui qui cherche le beau ou le signifiant au cours de déambulations d’apparence oisives dans les rues de la ville, qui trouve la poésie dans des éléments de détail rencontrés au hasard de sa marche urbaine. Et lorsque cette figure fut reprise par Walter Benjamin, celui-ci lui adjoignit celle du chiffonnier, trouvant et collectant dans le rebut, les détritus et les accidents de la ville un espace où exister en marge de l’autorité économique uniformisatrice (ce qui est une position qui, chez Benjamin, trouve un équivalent philosophique et politique de pensée de l’Histoire, du monde et de la culture à partir des détails, des accidents et des rebuts urbains).

New York, 1976, photographie noir et blanc
Par exemple, en 1976, à l’initiative de George Maciunas (artiste lituanien né en 1931 à Kaunas, en Lituanie, et mort en 1978 à Boston), des membres du groupe Fluxus réalisent Flux-Tours, 1976 : il s’agît d’une promenade collective dans le quartier de Soho à New York, qui parodiait une visite de groupe touristique, comme l’indiquent le titre et la casquette de guide que l’on voit sur les photos documentaires de l’événement (sur la photo présentée ici, la casquette est portée par Nam June Paik (artiste sud-coréen né en 1932 à Séoul et mort en 2006 à Miami)). L’événement s’est déroulé dans le quartier où vivaient et travaillaient les participants, le long des rues qu’ils fréquentaient tous les jours et qui étaient leur ordinaire. Cette action relève d’une démarche ironique et humoristique, elle est à la fois anti-institutionnelle (puisque qu’elle ne produit aucune œuvre vendable ou exposable – on peut aussi y voir une réponse sarcastique à la phrase « La marche n’est pas rémunératrice » (puisqu’elle met en suspens les autres activités) d’Henry Ford) et provocatrice (puisqu’il s’agît d’une décision artistique délibérément triviale et désacralisante, qui est aussi une blague de potache, en l’occurrence investie de sens). Flux-Tours est également une ouverture de possibles, par exemple celui d’un regard neuf sur l’ordinaire, et celui de trouver avec les moyens du bord un nouveau point de vue sur le matériau du quotidien devenu quasiment invisible à force de routine.

pour l'exposition organisée en 1973 par la galerie des Locataires
Un des artistes les plus fameux parmi les marcheurs urbains des années 1970 est André Cadere (artiste roumain né en 1934 à Varsovie et mort en 1978 à Paris). De 1972 à 1978, Cadere marche régulièrement dans les rues en portant un de ses bâtons nommés Peinture sans fin. Chacun de ces bâtons Peinture sans fin est fait à la main par Cadere selon des critères de dimensions précis et un code de couleurs sériel. Chaque pièce est unique et intégralement recouverte de peinture, dépourvue de haut et de bas et présentable de toutes les manières (accroché, posé au sol ou sur un présentoir, etc.). Cadere utilise la promenade comme modalité d’exposition de ses Peintures sans fin. Parfois il indique les lieux et moments de ses promenades, pendant lesquelles le bâton qu’il portera sera visible par des spectateurs (comme il le fit par exemple le 25 juin 1974 entre 16h et 17h28, en indiquant une série de lieux (du type “bouche métro Pont Neuf”, “coin rue de Seine/rue Jacob”, etc.) et l’heure précise à laquelle il s’y trouverait. Ces indications précises, permettant à des spectateurs renseignés de voir les Peintures sans fin promenées par Cadere dans l’espace public, ne sont cependant pas systématiques. Cadere peut aller marcher dans les rues de la ville en portant un de ces bâtons sans fournir la moindre information.
Il ne s’agît pas là de marche comme possibilité de connaissance pour le marcheur, mais de marche comme intervention dans l’espace public, dehors, choisie parce qu’elle est le moyen de déplacement le plus autonome et le plus souple, ainsi qu’un acte dont la production demeure possible hors de la légitimation de la part d’une instance de pouvoir, et qui de cette façon échappe assez largement à leur contrôle. C’est précisément la démarche d’André Cadere, il développe par la promenade urbaine une attitude d’indépendance vis-à-vis de l’institution muséale et il formule une question aux critères de légitimation de l’art.
La marche à pied offre des possibilités de construction d’autonomie et de liberté au sein des systèmes économiques et sociaux, sans pour autant obliger à les quitter, elle permet de trouver des espaces dans les interstices qu’ils laissent, comme de s’immiscer dans les angles morts du pouvoir, d’une façon discrète, mobile et légère permettant de se déplacer avec eux. Le flâneur, le chiffonnier, comme l’artiste marcheur, déambulent dans la ville comme en un vaste labyrinthe, au risque de s’y perdre et à contre-courant des flux utilitaires des voies de communications qui organisent les villes industrielles. Ainsi la flânerie et la marche artistique sont des pratiques subversives discrètes, qui détournent les règles internes à la ville issue des révolutions industrielles dans laquelle elles s’inscrivent, elles sont comme l’intrusion de parts d’irrationalité (des points de vue économique et politique) dans la logique organisatrice d’un système global. Michel de Certeau, dans son livre L’Invention du quotidien 1 : arts de faire (Gallimard, 1980, et tout particulièrement dans la troisième partie : "Pratiques d'espace"), distingue les « stratégies » des « tactiques » : la stratégie nécessite un système de propriété stable, durable, et se déploie de manière autoritaire, depuis une position de pouvoir, sur des espaces dont on est séparé, comme en surplomb, alors que les tactiques s’inscrivent au sein d’espaces déjà organisés, et sont pratiquées par les individus devant faire avec ce système donné, duquel il ne sont pas extérieurs. Les tactiques sont les usages inventifs, pluriels et mobiles, par les individus d’un système à eux préétabli, qui créent des sens nouveaux et qui braconnent (pour reprendre un terme fréquent dans cet ouvrage de Certeau) des pratiques inattendues au sein du système stratégique global. Au sein de l’espace urbain, Michel de Certeau désigne les usages de la marche comme étant parmi les tactiques les plus significatives. Les espaces urbains, architectures, rues et places sont les espaces plus ou moins pérennes, organisés stratégiquement en systèmes de lieux et en réseaux de communications par ce que Certeau nomme la “technocratie”, et au sein desquels la marche est une tactique plastique et proliférante permettant aux personnes qui la pratiquent de se construire des espaces de vie et de signification toujours nouveaux. C’est ainsi que la marche est un médium artistique particulièrement pertinent pour créer des modes d’être différents et originaux au sein même du système urbain et technique qui voudrait tout organiser et tout déterminer.
La charge politique de la déambulation urbaine avait également été formulée par Guy Debord et pratiquée par les situationnistes dans les années 1950 en termes de “dérives” permettant de pratiquer la “psychogéographie” (on peut se référence par exemple aux articles de Guy Debord intitulés « Introduction à une critique de la géographie urbaine » – publié dans Les Lèvres nues en 1955 – et « Théorie de la dérive » – publié dans Les Lèvres nues en 1956 puis dans L’Internationale situationniste en 1958) : il s’agissait de déambulations piétonnières, incluant au besoin taxis ou transports en commun si les participants décident qu’une dérive doit changer de quartier dans le cours de son déroulement. On utilise le hasard pour se déplacer. L’objectif est une perception et une compréhension mentale, géographique et psychologique de la ville, qui soit alternative et contradictoire avec l’organisation issue de ses conception et disposition par des intérêts économiques et politiques capitalistes et répressifs.
Marcher dans les mégapoles du monde globalisé
Francis Alÿs
Ce type de situations, de problématiques et de cadres est celui dans lequel s’inscrivent également des pratiques de la marche urbaine plus récentes, qui se sont développées à partir des années 1990, notamment celles du collectif d’architectes italiens Stalker, et celles de l’artiste belge vivant à Mexico Francis Alÿs.
Francis Alÿs est un artiste belge, né en 1959 à Anvers, installé à Mexico depuis le milieu des années 1980. Quasiment toute son œuvre est constituée à partir de son positionnement de piéton dans la ville. Il accomplit des interventions dans l’espace public des villes, principalement dans les grandes villes actuelles, qui ont une dimension de mégalopole et de ville-monde, ou se rencontrent d’une part des zones en transition (ou animées par une certaine anarchie) et d’autre part les grands dispositifs de contrôle de flux de personnes et d’informations, où dialoguent le désordre et l’emprise, qui sont un champ de flux et d’énergies contradictoires et interminables. Il intervient d’abord à Mexico, mais aussi à Istanbul, à Los Angeles, à Sao Paulo, à New York ou dans d’autres villes encore, soulignant ainsi le caractère mondial de ce type de développement urbain. Ses actions sont généralement enregistrées, documentées et médiatisées par la vidéo et la photographie.

Mexico, photographie en noir et blanc
The Collector (1991-1992), est une série de marches, documentées par des photographies en noir et blanc, au cours desquelles Francis Alÿs a tiré derrière lui un petit chariot constitué d’un aimant sur roulettes dans les rues de Mexico. La manipulation de ce petit chariot nécessite une disponibilité à la rue, une oisiveté, et le fait que la marche soit une activité en soi, ce n’est pas un objet que l’on peut employer sans se rendre disponible pour une marche lente et oisive. Francis Alÿs se positionne en piéton oisif, en touriste à résidence, qui depuis cette place peut produire des actions inédites et de petits accidents modestes, permis par sa situation soustraite aux impératifs formulés par les nécessités économiques et les attentes des instances politiques.

La Havane, 1994, photographie couleur
Dans The Collector, comme avec Magnetic Shoes (une marche effectuée par Alÿs en 1994 à La Havane, alors qu’il porte aux pieds des chaussures pourvues de semelles aimantées), l’artiste va récupérer les objets métalliques laissés au sol, se plaçant très explicitement dans la position du chiffonnier, en plus de celle du flâneur, c’est-à-dire de celui qui réemploie, recycle et réutilise ce qui a été abandonné, a été délaissé et mis au rebut, ce dont – typiquement et de fait – la société ne veut plus et ne sait plus quoi faire, ce qu’elle a usé.

1995, Sao Paulo, photographie couleur
Francis Alÿs ne cesse de puiser dans un répertoire de formes, d’idées et d’histoires issues de la littérature ou de l’histoire de l’art, pour les déplacer dans une position nouvelle, celle d’un piéton dans une ville actuelle, de façon à offrir une nouvelle version du répertoire dont il se sert, et à ouvrir d’autres possibilités de l’espace urbain où il les inscrit. Il opère un agencement temporaire dans lequel de nouveaux échos insoupçonnés se font entendre entre des registres que l’on pensait radicalement séparés. Par exemple, avec The Leak (1995), il marche dans les rues de Sao Paulo en portant à la main un pot de peinture percé. La peinture s’écoule du pot et produit comme un dripping de Jackson Pollock (des projections et des coulures de peinture), non pas sur une toile comme chez Pollock, mais sur le sol de la rue, marquant ainsi son parcours, présentant la continuité de son mouvement, et produisant sur la ville un trace infime qui matérialise, mais à peine, et énigmatiquement, la forme de sa marche. Les traces minuscules et potentiellement significatives que l'artiste dispense sont vectrices d’histoires et de sens, elles sont accessibles au regard rapproché du piéton, du type de celles qu’il avait collectées avec ses objets magnétiques.

Francis Alÿs émet une autre citation explicite de l’histoire de l’art contemporain avec To R.L. (1999), R.L. étant les initiales de Richard Long. Alÿs demande à une balayeuse de Mexico de former une ligne avec les feuilles mortes et les détritus qui se trouvent sur la place, comme celles que réalise Richard Long avec des pierres ou du bois au cours de ses marches. L’espace urbain est ici désigné comme un lieu de marche, Alÿs s’inscrit dans la filiation explicite de Richard Long, il produit un signe infime et réalise une action artistique avec les possibilités offertes par le lieu et ses rebuts. Ce sont là des possibilités accessibles à un marcheur dont l’autonomie nécessite de voyager léger, et qui fait donc avec les moyens du bord, comme le fait Richard Long.
Un trait commun et constant à toutes les productions d’artistes marcheurs ou pratiquant la marche comme acte artistique est la modestie de la posture, du positionnement et des interventions.

Istanbul, 1999, photographie couleur
On peut voir un autre exemple des déclinaisons de motifs issus de l’histoire de la culture et de la marche urbaine réalisées par Francis avec sa série The Döppelgänger, qui recouvre une série d’actions suivant le même protocole, qu’il a réalisées dans plusieurs villes dont Mexico et Istanbul en 1998-99. Ici, Alÿs utilise la pratique de la filature et le motif du double. Il y cite, en le remettant en situation, L’Homme des foules d’Edgar Poe (un conte publié en 1840, qui fut plus tard traduit par Charles Baudelaire, avant que Walter Benjamin n’y voie une figure typique de flâneur). L’action d’Alÿs consiste à repérer dans les rues une personne dont il estime à ce moment précis qu’elle lui ressemble, ou du moins que c’est la personne qui lui ressemble le plus parmi les passants du lieu, et à la suivre autant que possible.
Vito Acconci avait également réalisé une filature piétonne et artistique avec Following Piece en 1969, qui consistait à suivre une personne au hasard dans la rue jusqu’à ce qu’il ne soit plus possible de le faire, au moment où celle-ci entrait dans un lieu privé (Sophie Calle avait également réalisé en 1981 une œuvre intitulée La Filature, dans laquelle elle se faisait filer par un détective privé qu’elle avait fait engager, avant d’exposer les photos que celui-ci avait prises).
Francis Alÿs déambule et intervient dans la ville considérée comme un ensemble de flux au sein duquel il place des flux inédits, humoristiques et/ou fictifs, un flux comme un mouvement étrange, pas immédiatement justifiable, pas compréhensible en termes d’utilités et qui ouvre des possibilités poétiques et plastiques insoupçonnées.
Il fait de l’art en marchant, au moyen de déambulations par lesquelles il se rend nomade et il détourne l’espace de la ville tout en y demeurant. Il met en œuvre, par la marche, un mode artistique d’être au monde dans les espaces de vie d’une majorité de plus en plus importante de la population mondiale : la ville globalisée. C’est en marchant que l’on est artiste dans l’espace public de la mégalopole.
Le laboratoire Stalker

autour de Rome par le laboratoire Stalker en 1995
Le laboratoire Stalker est un collectif d’architectes à effectif variable formé à Rome au milieu des années 1990, qui revendique le nomadisme et le fait de ne pas bâtir, ou de bâtir tout au plus des aménagements provisoires du tels que des cabanes ou des hamacs. Leur activité principale consiste en la pratique de déambulations périurbaines, nommées transurbances, le long et au travers des limites de l’agglomération d’un côté et des friches et des délaissés de l’autre, dans les parages et les lisières de la ville.
Comme l’écrit Thierry Davila (dans le texte "Errare humanum est" du catalogue de l'exposition Les Figures de la marche, co-édité en 2000 par le musée Picasso d'Antibes et la Réunion des Musées Nationaux), le laboratoire Stalker « concentre son activité en un ensemble de déambulations généralement accomplies dans des terrains vagues, des zones intermédiaires et indécidables situées entre ville et campagne, des entre-deux tels que les métropoles contemporaines les engendrent […]. Autant d’espaces en état de disponibilité, dont l’identité est comme en suspens, dans l’attente d’une définition univoque qui pourrait leur être imposée par quelque autorité en place, et dont la signification est, pour l’heure, polysémique. »

photogramme d'une vidéo de la transurbance de Rome de 1995
Il s’agit de marches collectives dans les zones laissées à l’écart, en suspens, par l’organisation de la ville, aux limites où les structures urbaines laissent place à une vacance, à une « défonctionnalisation » (pour reprendre un Thierry Davila, auteur de l’ouvrage Marcher, créer : déplacement, flâneries, dérives dans l’art de la fin du XXe siècle, aux éditions du Regard, 2002), là où la ville conserve au sein de ses extensions rapides et désordonnées de nombreux terrains vagues, souvent fermés par des obstacles à la marche, des barrières et des grilles qu’il faut franchir, comme le montrent les images de Franchissements (vidéo de 1998), ces franchissements étant des gestes politiques de réappropriation par l’art de friches urbaines à l’abandon. Comme dans la démarche de Richard Long et de Hamish Fulton, c’est de la part de Stalker un acte de déclaration de l’existence de ces lieux, comme une révélation de l’inconscient de la ville, de lieux soustraits aux regards et qui n’en sont pas moins là, qu’il est possible d’arpenter et d’investir poétiquement.
Ces espaces en friches ne peuvent être considérés plus des « espaces ouverts » au sens que donnent Fulton et Long à cette expression, puisqu’ils sont souvent fermés par des clôtures, mais ils peuvent l’être en d’autres sens : ce sont des espaces qui, une fois qu’on y a pénétré, sont ouverts et disponibles pour la création artistique modeste et éphémère consistant juste à y marcher, à relever leur existence. Ce sont des interstices ouverts parmi des masses architecturées et fermées.

photographie et impression sur polyester
Sur les planisphères et les mappemondes que Stalker constitue à partir de ses transurbances, tels que Planisfero Romade 1995 ou Routes d’abandon à travers l’archipel milanais de 1996, les terrains vagues et les zones intermédiaires sont représentés en bleu tandis que les zones d’urbanisation stable, arrêtée et pérenne sont figurées en jaune. Il en résulte une inversion des valeurs et du rapport de forces entre ces zones au sein de la ville, et une mise en évidence de la puissance de transformation et d’ouverture de tous ces espaces que la ville a forclos, a retiré de sa conscience, et qui ne sont accessibles que par la marche qui entreprend de délibérément s’y aventurer.

1996, photographie et impression sur polyester
La cartographie que produit Stalker de ces zones leur donne une visibilité sans permettre de s’y repérer, on est là dans le domaine du mouvant, du sans coordonnées et du dispositif à activer, qui requiert la présence nomade et la déambulation, qui est un ensemble de potentialités de la ville et non pas la transcription d’actes urbains accomplis, comme le sont les bâtiments stables. C’est ce que Stalker nomme avec l’apparent oxymore de « ville nomade », ou encore avec l’expression d’inspiration psychogéographique « amnésies urbaines ».
Conclusion : remettre le monde à l’endroit
La marche à pied comme discipline et comme expérience artistiques est pratiquée comme un acte régénérateur, comme une manière de remettre le monde à l’endroit, sur ses pieds, conscient de ses propres distances et surfaces, de ses potentialités ouvertes. Comme acte subversif ou pourvu d’intentions spirituelles, il s’agît d’une pratique de mise en mouvement et d’ouverture d’autres possibilités et potentialités que celles qui se sont actualisées.
En 1976, on informait le cinéaste allemand Werner Herzog que son mentor, l’historienne du cinéma Lotte Eisner, très malade, était hospitalisée à Paris dans un état grave, et qu’elle risquait de mourir. Herzog voulut décider qu’il était impossible qu’elle meure à ce moment-ci, et postula que s’il marchait de Munich, où il vivait, jusqu’à Paris, ou Lotte Eisner était hospitalisée, celle-ci ne serait pas morte lorsqu’il arriverait à Paris et qu’elle vivrait encore quelques années. Il accomplit ce trajet à pied pendant trois semaines, au cours d’un rude hiver, dormant dans des maisons inoccupées dont il forçait les portes. Ce fut un voyage très éprouvant physiquement mais, lorsqu’il parvint à Paris, la santé de Lotte Eisner s’était améliorée. Elle ne mourut que quelques années plus tard, en priant Herzog de la laisser mourir, cette fois-ci (le journal que tint Werner Herzog au cours de cette marche de trois semaines est publié en français sous le titre Sur le Chemin des glaces, chez Payot et Rivages).
Cet exemple extrême, que les contingences ont pourvu d’une issue romanesque, expose une pulsion profonde qui fait travailler les pratiques de marche à pied, celle d’un rêve à poursuivre, d’après lequel la marche est comme une violence efficace et accessible faite au cours des choses, une violence pacifique infligée aux réalités sociales, qui se veut un retournement des violences préalables et incomparablement plus nuisibles délivrées par ces réalités sociales. Un obscur désir selon lequel la marche à pied est un moyen d’accéder à nouveau à des pans entiers de la réalité, occultés par le cours prosaïque de la vie ou par les instances de pouvoir vertical et uniformisateur.
texte de la conférence intitulée "La marche à pied comme pratique et expérience artistiques", prononcée par Anthony Poiraudeau le 20 janvier 2011 au 10neuf, Centre Régional d'Art Contemporain, à Montbéliard, dans le Doubs