[texte]tout finissait par se transformer en images de ville - Italo Calvino
L'édition des Villes invisibles d'Italo Calvino publiée dans la collection Points/Seuil en 1996 (et ses réimpressions) comprend une « préface », écrite par Italo Calvino lui-même, que l'on ne trouvait pas dans les éditions antérieures de la traduction française de cette œuvre importante, publiée pour la première fois en 1972, et que l'on ne trouve plus non plus dans sa réédition récente chez Gallimard, dans la collection folio.
J'écris « préface » entre guillemets, car le texte que l'édition de 1996 présente comme une préface est en fait une conférence à propos des Villes invisibles, prononcée par Calvino à l'université Columbia de New York en 1983.
Or le texte de cette conférence, dont la traduction française est désormais indisponible, est tout à fait passionnant. Calvino y expose à la fois sa méthode d'écriture par séries, en amont de la constitution de livres conçus comme des ensembles, puis le travail spécifique sur ce matériau de textes sériels pour former une œuvre avec une forme spécifique et cohérente (« un livre (c'est mon opinion) doit avoir un début et une fin » ; « il faut qu'on puisse y découvrir une intrigue, un itinéraire, une solution »). Il expose ensuite le travail de composition des Villes invisibles en particulier, à partir des séries de textes sur les villes qu'il avait préalablement écrits séparément, et classés : l'organisation des motifs et la typologie des séries, la composition des textes mettant en scène les échanges entre Marco Polo et Kubilai Khan, qui structurent et donnent une cohérence narrative à l'ensemble du livre, la construction de l'œuvre entière comme un polyèdre qui n'a pas de signification privilégiée parmi toutes celles qu'il fait cohabiter, et dont le dialogue se poursuit sans qu'aucun thème, aucune tonalité ou aucun motif n'ait le dernier mot sur les autres, ou les annule.
Une remarque faite par Calvino au cours de cette conférence me semble particulièrement importante : « Je ne crois pas que ce livre évoque seulement une idée atemporelle de la ville, mais plutôt que s'y déroule, de façon tantôt implicite, tantôt explicite, une discussion sur la ville moderne ». Les pastiches, à la fois fantaisistes et savants, de récits d'exploration anciens que sont aussi les textes qui composent Les Villes invisibles, et la reprise explicite d'un cadre narratif inspiré du Devisement du monde, ou Livre des merveilles, relatant les voyages de Marco Polo (texte du 13e siècle, originellement écrit, appris-je récemment, car mon esprit d'observation et ma perspicacité n'ont d'égal que mon appétit de découvertes, dans une langue mêlant le pisan et le français médiévaux), peuvent inciter à penser que Les Villes invisibles assemble des évocations de villes dont les référents se trouveraient avant tout dans l'imaginaire des villes anciennes et dans le fabuleux et la fantasmagorie d'inspiration orientaliste et médiévale. En fait, même si ce n'est explicite qu'à quelques occasions, les villes des Villes invisibles sont directement tirées des aspects, des fonctions, des productions des villes telles qu'Italo Calvino les voyait et les vivait à la fin des années 1960 et au début des années 1970 : des villes modernes, dont les formes, les structures, les paysages, les affects vont avec l'électricité, l'automobile et la spécialisation des fonctions (habiter, produire, acheter, se divertir, travailler). C'est la ville qui, depuis l'après-guerre, mène aux mégalopoles de notre époque et à la situation urbaine du monde actuel, où, depuis quelques années et pour la première fois de l'histoire, plus de la moitié de l'humanité vit en milieu urbain. Les villes invisibles sont celles où nous vivons.
Je reproduis ci-dessous le texte, devenu indisponible, de cette conférence d'Italo Calvino, traduit de l'italien par Martine Van Geertruyden :

Dans Les Villes invisibles, aucune ville n’est reconnaissable. Toutes ces cités sont inventées ; je leur ai donné à chacune un nom de femme. Le livre se compose de courts chapitres, chacun étant prétexte à une réflexion qui vaut pour toute ville ou pour la ville en général.Ce livre est né par fragments, à intervalles parfois longs, comme des poèmes que je couchais sur le papier, suivant les inspirations les plus variées. Quand j’écris, je travaille par séries : j’ai plusieurs chemises où je glisse les pages qu’il m’arrive d’écrire, selon les idées qui me passent par la tête, ou même de simples notes pour des choses que je voudrais écrire. J’ai une chemise pour les objets, une chemise pour les animaux, une pour les hommes, une pour les personnages historiques et une autre encore pour les héros de la mythologie ; j’ai une chemise sur les quatre saisons et une sur les cinq sens ; dans une autre, je rassemble des pages sur les villes et les paysages de ma vie et dans une autre encore celles sur des villes imaginaires, hors de l’espace et du temps. Quand une chemise commence à se remplir, je me mets à penser au livre que je peux en tirer.Ces dernières années, j’ai donc gardé près de moi ce livre des villes, écrivant de temps à autre, un fragment à la fois, en passant par plusieurs phases. Il y eut une période où je n’arrivais à imaginer que des villes tristes et une autre que des villes heureuses ; à une époque, je comparais les villes au ciel étoilé et, à une autre époque, j’étais sans cesse tenté de parler des immondices qui se répandent chaque jour hors des villes. C’était devenu une sorte de journal qui suivait mes humeurs et mes réflexions ; tout finissait par se transformer en images de villes : les livres que je lisais, les expositions d’art que je visitais, les discussions avec mes amis.Mais toutes ces pages mises ensemble ne formaient pas encore un livre : un livre (c’est mon opinion) doit avoir un début et une fin (même s’il ne s’agit pas d’un roman au sens strict), c’est un espace dans lequel le lecteur doit entrer, errer, voire se perdre ; mais vient le moment où il lui faut trouver une issue, ou même plusieurs, la possibilité de se frayer un chemin pour en sortir. Certains d’entre vous me diront que cette définition peut valoir pour un roman à intrigue, pas pour un livre comme celui-ci, qui doit être lu comme on lit un recueil de poésies, ou d’essais, ou éventuellement de nouvelles. Eh bien, je veux justement dire que pour être un livre, même un recueil de ce genre doit avoir une construction ; il faut qu’on puisse y découvrir une intrigue, un itinéraire, une solution.Je n’ai jamais fait de recueil de poésie, mais j’ai écrit plusieurs livres de nouvelles et j’ai été confronté au problème de l’ordre à donner aux différents textes, problème qui peut devenir angoissant. Cette fois, j’avais inscrit dès le début le titre d’une série en tête de chaque page : Les villes et la mémoire, Les villes et le désir, Les villes et les signes ; j’en avais intitulé une quatrième Les villes et la forme, mais ce titre s’est ensuite révélé trop général et la série finit par être répartie dans d’autres catégories. Pendant un certain temps, tout en continuant à écrire des villes, j’hésitais entre multiplier les séries, les restreindre à un très petit nombre (les deux premières étaient fondamentales), ou les faire disparaître totalement. Il y avait de nombreux textes que je n’arrivais pas à classer et je cherchais alors de nouvelles définitions. Je pouvais faire un groupe de villes un peu abstraites, aériennes, que j’ai fini par appeler Les villes effilées. Certaines pouvaient être qualifiées de villes doubles, mais j’ai ensuite préféré les répartir dans d’autres groupes. Il y avait aussi des séries que je n’avais prévues au départ : elles sont apparues au dernier moment, lorsque je redistribuai des textes que j’avais classés ailleurs, surtout sous les rubriques « mémoire » et « désir », par exemple Les villes et le regard (caractérisées par leurs qualités visuelles) et Les villes et les échanges, caractérisées par les échanges : échanges de mémoires, de désirs, de parcours, de destins. Par contre, Les villes continues et Les villes cachées sont deux séries que j’ai écrites expressément, c’est-à-dire avec une intention bien précise, quand j’avais déjà compris la forme et le sens que je voulais donner à mon livre. C’est sur la base du matériel accumulé que j’ai recherché la meilleure structure possible, parce que je voulais que ces séries alternent, s’entrelacent et, en même temps, que le parcours du livre ne s’éloigne pas trop de l’ordre chronologique dans lequel les différents textes avaient été écrits. À la fin, j’ai décidé de m’arrêter à 11 séries de 5 textes ; chaque chapitre rassemble des textes de ces différentes séries qui auraient en commun un certain climat. Le système selon lequel les séries alternent est le plus simple qui soit, même si certains ont beaucoup travaillé pour lui trouver une explication.Je n’ai pas encore dit ce par quoi j’aurais dû commencer : Les Villes invisibles se présentent comme un ensemble de récits de voyage que Marco Polo propose à Kublai Khan, empereur des Tartares. (Dans la réalité historique, c’était un descendant de Gengis Khan, empereur des Mongols ; mais dans son livre, Marco Polo l’appelle Grand Khan des Tartares et c’est ainsi qu’il est entré dans la tradition littéraire.) Non que j’aie voulu suivre les traces de l’heureux marchand vénitien qui, après être arrivé jusqu’en Chine au XIIIe siècle, visita ensuite une bonne partie de l’Extrême-Orient comme ambassadeur du Grand Khan. Le thème de l’Orient doit désormais être réservé aux personnes compétentes, dont je ne suis pas. Mais à travers les siècles, il y a toujours eu des poètes et des écrivains qui se sont inspirés du Milione[Note du traducteur) : Appellation donnée au Livre des merveilles du monde ou Livre de Marco Polo.] comme d’un décor fantastique ou exotique : Coleridge dans un poème célèbre, Kafka dans Un message impérial, Buzzati dans Le Désert des Tartares. Seules Les mille et une Nuits peuvent se vanter d’un destin comparable : celui des livres qui deviennent comme des continents imaginaires dans lesquels d’autres œuvres trouveront leur place, continents de l’« ailleurs », en cette époque où l’on peut affirmer que l’« ailleurs » n’existe plus, et que le monde entier tend à s’uniformiser.À cet empereur mélancolique, conscient que son immense pouvoir a bien peu de poids puisque le monde va de toute façon à sa perte, un voyageur visionnaire raconte des villes impossibles, par exemple une ville microscopique qui s’élargit, s’élargit et semble construite de nombreuses villes concentriques en expansion, une ville-toile d’araignée suspendue au-dessus d’un abîme, ou une ville bidimensionnelle comme Moriana.Chaque chapitre du livre est précédé et suivi d’un texte en italique dans lequel Marco Polo et Kublai Khan réfléchissent et commentent. J’avais écrit le premier texte de Marco Polo et Kublai Khan tout au début, et ce n’est que plus tard, après avoir composé plusieurs villes, que j’ai eu l’idée d’en écrire d’autres. Ou mieux, j’avais beaucoup travaillé sur le premier texte et il me restait pas mal de matériel, et à un moment donné j’ai développé plusieurs variantes de ces surplus (les langues des ambassadeurs, les gesticulations de Marco), d’où sont nés des textes différents. Au fur et à mesure que j’écrivais des villes, je développais des réflexions sur mon travail sous la forme de commentaires de Marco Polo et du Khan, et ces réflexions prenaient des directions variées ; j’essayais de laisser chaque idée progresser d’elle-même. Je me suis retrouvé ainsi à la tête d’un autre ensemble de matériaux que j’ai tenté de faire avancer parallèlement au reste, puis j’ai fait une sorte de montage, au sens où certains dialogues s’interrompent puis reprennent ; en somme, le livre se discute et s’interroge chemin faisant.Je ne crois pas que le livre évoque seulement une idée atemporelle de la ville, mais plutôt que s’y déroule, de façon tantôt implicite, tantôt explicite, une discussion sur la ville moderne. J’entends dire par quelques amis urbanistes que le livre touche différents aspects de leur problématique, et ce n’est pas un hasard puisque le background est le même. Et la métropolis des « big numbers » n’apparaît pas seulement vers la fin du livre : même ce qui ressemble à l’évocation d’une ville archaïque n’a de sens que si on la pense et l’écrit en gardant sous les yeux la ville d’aujourd’hui.Que représente la ville pour nous, aujourd’hui ? Je pense avoir écrit une sorte de dernier poème d’amour aux villes, au moment où il devient de plus en plus difficile de les vivre comme des villes. Nous nous approchons peut-être d’un moment de crise de la vie urbaine, et Les Villes invisibles sont un rêve qui naît au cœur des villes invivables. On parle actuellement avec la même insistance de la destruction du milieu naturel et de la fragilité des grands systèmes technologiques qui peut entraîner des dégâts en série, paralysant des métropoles entières. La crise de la ville trop grande est le revers de la crise de la nature. L’image de la « mégalopolis », la ville continue, uniforme, qui recouvre le monde, domine aussi mon livre. Mais il y a déjà tellement de livres qui prophétisent des catastrophes et des apocalypses qu’il serait pléonastique d’en écrire un autre, et surtout ce n’est pas dans mon tempérament. Ce qui importe à mon Marco Polo c’est de découvrir les raisons secrètes qui ont conduit les hommes à vivre dans les villes, raisons qui vaudront au-delà de toute crise. Les villes sont un ensemble de beaucoup de choses : de mémoire, de désirs, de signes d’un langage ; les villes sont des lieux d’échanges, comme l’expliquent tous les livres d’histoire économique, mais ce ne sont pas seulement des échanges de marchandises, ce sont des échanges de mots, de désirs, de souvenirs. Mon livre s’ouvre et se referme sur des images de villes heureuses qui prennent forme sans cesse et s’évanouissent, cachées par les villes malheureuses.Presque tous les critiques se sont arrêtés sur la dernière phrase du livre : « chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer, et le faire durer, et lui faire de la place ». S’agissant des dernières lignes, tous ont considéré qu’il s’agissait de la conclusion, de la « morale de la fable ». Mais ce livre est construit comme un polyèdre, avec des conclusions inscrites un peu partout, le long de toutes ses arêtes ; et certaines n’ont pas moins l’allure d’épigramme ou d’épigraphe que celle-là. Bien entendu, ce n’est pas par hasard que cette phrase a abouti à la fin du livre, mais commençons par dire que ce dernier petit chapitre a une double conclusion, dont les éléments sont tous deux nécessaires : la ville d’utopie (que nous ne pouvons cesser de chercher même si nous ne l’entrevoyons pas) et la ville infernale. Et encore : il ne s’agit que de la dernière partie du commentaire sur les atlas du Grand Khan, par ailleurs plutôt négligé par la critique, et qui ne cesse de proposer, du premier au dernier texte, diverses « conclusions » possibles à tout le livre. Mais il y a aussi l’autre voie, celle qui veut que l’on cherche le sens d’un livre symétrique en son milieu : certains critiques psychanalytiques ont trouvé les racines profondes du livre dans les évocations vénitiennes de Marco Polo, comme un retour aux premiers archétypes de la mémoire ; alors que les spécialistes de sémiologie structurale ont affirmé que c’est dans le point exactement central du livre qu’il faut chercher : et ils ont trouvé une image d’absence, la ville appelée Bauci [Note du traducteur : Calvino se réfère ici, pour la critique psychanalytique, au compte rendu de G. Bonura, et, pour la critique sémiologique, à une observation de Paolo Fabbri.] Il apparaît clairement ici que l’avis de l’auteur est superflu : ce livre, comme je l’ai expliqué, s’est fait un peu tout seul, et le texte tel qu’il est peut seul autoriser ou exclure telle ou telle lecture. En lecteur parmi d’autres, je peux dire que dans le cinquième chapitre, qui développe au cœur du livre un thème de légèreté bizarrement associé au thème de la ville, se trouvent certains textes que je considère comme les meilleurs de par leur évidence visionnaire, et ces figure filiformes (« villes effilées » et autres) sont peut-être la zone la plus lumineuse du livre. Je ne saurais rien ajouter.
Traduit de l’italien par Martine Van Geertruyden, et publié sous le titre « Préface par Italo Calvino » dans Les Villes invisibles (1972), trad. Jean Thibaudeau, éditions du Seuil, collection Points, édition de 1996, pp.I-VIII.
L’original anglais de ce texte (retraduit ensuite en italien par l’auteur) a été écrit par Calvino pour une conférence tenue le 29 mars 1983 devant les étudiants de la Graduate Writing Division de la Columbia University de New York (publiée ensuite sous le titre « Italo Calvino on Invisible Cities », Columbia, 8, 1983, p. 37-42).